« Cela va venir, cela se prépare, cela est déjà là, mais nous ne le voyons pas. » Le message est diffusé chaque jour par haut-parleurs. La peur est entretenue, la menace permanente dans cette société où le peuple, “bête servile”, vit sous surveillance, les individus sont asservis jusqu’à l’effondrement physique ou moral.
En contrepoint, une voix dissidente se fait entendre. Chaque soir, via les transistors distribués sous le manteau, Stern, l’héroïne placide, « milite sans violence pour un retour à soi ». Sans discours, elle berce, chante ou récite de la poésie. Elle parle à l’intime, à la mémoire en nous. Elle dit : Souvenez-vous.
Dans ce conte poétique et politique, Lucie Taieb enchâsse deux récits avec brio : une dystopie antitotalitaire à la George Orwell et un drame familial au cœur d’un foyer parfaitement lisse en apparence. La mère touille ses confitures, le père travaille et les enfants jouent près des voies de chemin de fer désaffectées. Jusqu’au jour où Oskar, l’aîné de la fratrie, assiste à une scène de lynchage et à un meurtre. Il voit le corps de « la fille qui n’est pas d’ici » noyé dans la mare, son père dans la barque, sa sœur disparaître. Oui mais personne ne veut entendre sa version des faits. Peu importe qu’elle soit vraie, elle dérange. On lui en substitue une autre. Car ici, seule « la rhétorique gouverne le réel ». Et Oskar ainsi amputé de son vécu se met à dépérir.
Mais au fil des saisons, une métamorphose a lieu. Le peuple se réveille d’un long repos forcé, des brumes. Fin de la servilité et de l’errance, le temps est advenu d’inventer une certaine forme d’autonomie, son propre récit. C’est ce que propose au lecteur ce texte magnétique et mystérieux.