C’est une “belle” carrière à laquelle Fida Bou Chabké, 41 ans, se destine. Du moins quand on vise une grosse entreprise internationale et de hautes fonctions managériales. Directrice générale depuis deux ans des opérations pour Taïwan et Hong Kong au sein du groupe Rémy Cointreau, l’un des principaux groupes français de liqueurs et de spiritueux, la Libanaise peut d’ailleurs s’enorgueillir d’avoir su faire fructifier le chiffre d’affaires des deux entités.

Rémy Cointreau ne communique pas ses résultats pays par pays, mais la jeune femme, originaire de Sarba (Kesrouan), concède que les chiffres des entités dont elle a la charge sont «en phase avec ceux de l’ensemble des autres filiales du continent asiatique », qui a connu une croissance de 18,3 % de ses ventes sur l’exercice 2018-2019 juste derrière les États-Unis et l’Europe. «Il y a toujours une forte demande en Asie pour le cognac haut de gamme et on constate un retour de la croissance en Chine, tant en volume qu’en valeur», précise celle qui a un penchant marqué pour l’analyse des marchés.

Récemment, pourtant, un événement est venu troubler son ascension. Il y a un peu plus de six mois, Hong Kong s’est embrasé en un énorme mouvement de contestation dont les hérauts protestent contre les répressions policières et réclament des réformes démocratiques. «Les tensions sociales et le redoublement des violences ont eu un impact économique, en particulier sur le segment du luxe et de la distribution, qui ont beaucoup perdu du fait de la chute du tourisme», concède-t-elle.

En novembre dernier, l’ancienne colonie britannique est d’ailleurs entrée en récession. Sans surprise, les résultats du groupe ont été un rien malmenés : les ventes ont globalement progressé de seulement 0,9% quand le marché espérait une hausse de 1,4% au premier semestre de son exercice décalé.

Comment fait-on dans ce cas ? «C’est un peu comme au Liban : le premier réflexe d’une organisation face à un mouvement de cette ampleur, c’est d’aider ses salariés en s’adaptant à un environnement de crise. Tout est fait pour que tout le monde reste sain et sauf.» Ensuite, les entreprises tentent de contrôler les dommages : elles coupent dans les dépenses superfétatoires, changent leurs priorités et redoublent d’efforts pour valoriser les événements essentiels qui pourront “sauver l’année”.

«Est-ce qu’être libanaise, cela vous prépare davantage ? Je ne sais pas. En tous les cas, la situation ne m’a pas affolé. Ma jeunesse, le l’ai en partie vécue pendant la guerre du Liban : je sais ce que cela signifie de vivre dans un environnement imprévisible. Et puis Hong Kong a des bases solides : elle ne part pas avec une dette publique de 150 % du PIB.»

De belles rencontres sur son trajet

Son entrée dans le monde du vin et des spiritueux, Fida Bou Chabké la doit au hasard des rencontres. Elle qui ne connaissait pas grand-chose à ce “monde noble” comme elle le définit a croisé le chemin de Marc et François Hériard-Dubreuil, respectivement président et vice-président du conseil d’administration du groupe Rémy Cointreau. Les deux frères sont alors en quête de la nouvelle tête pensante de Vivelys, une société spécialisée dans le conseil en stratégie de production viticole, propriété de la holding familiale des Hériard-Debreuil, Orpar.

«Je ne pensais pas qu’ils me recruteraient : je n’avais pas l’expérience du monde de l’entreprise et je n’étais même pas une connaisseuse de vins. Pourtant, ils ont cru dans mes capacités et n’ont pas hésité à prendre un risque.»

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Deux ans plus tard, celle qui détient désormais deux diplômes du très sérieux Wine and Spirit Education Trust, une école de formation dédiée au monde du vin, passe chez Rémy Cointreau pour chapeauter le travail d’une quarantaine de salariés. «L’opportunité de postuler à ce poste de directeur général des filiales de Taïwan et de Hong Kong m’a été présentée dans le cadre du Global Talent Development team du groupe. Je n’avais jamais songé à cette région, mais j’ai toujours été ouverte à l’idée de découvrir de nouveaux environnements. Cela m’intéresse de comprendre comment vivent les gens ailleurs, leur manière de penser même si avoir la charge de pays aussi différents que Taïwan et Hong Kong tient parfois du grand écart, tant leur rythme de vie et leurs états d’esprit diffèrent parfois. D’une certaine façon, Taïwan me rappelle le Liban : une même culture de l’hospitalité, un même besoin de “vivre léger” malgré les incertitudes politiques.»

Un début de carrière à Paris

Avec Fida Bou Chabké, les frères Hériard-Dubreuil n’ont pas misé sur le mauvais cheval. En la recrutant, ils savent qu’ils s’adjoignent les services d’une femme à la curiosité intellectuelle suffisamment aiguisée pour s’approprier vite une nouvelle culture d’entreprise. «Chaque secteur possède ses singularités, mais les fondamentaux managériaux restent identiques. Même si je ne connaissais pas du tout l’univers industriel, j’ai appliqué la même recette qu’auparavant : m’investir, apprendre à maîtriser mon environnement pour ensuite contribuer au développement professionnel de mes équipes et mettre en place un plan de croissance dans l’entreprise.»

Ces fondamentaux, Fida Bou Chabké les a acquis au cours de la première partie de sa carrière. À Paris, où elle s’était installée étudiante pour terminer ses études à HEC et où elle a fini par faire sa vie (elle s’est, plus tard, mariée à un Français de père libanais et de mère allemande), elle opte d’abord pour le monde de la banque. La Société générale (SG) la recrute d’abord au sein de son département d’inspection, chargée d’assurer les contrôles internes, ensuite au sein de la Société générale Corporate Investment Banking, le bras de financement et d'investissement du groupe SG, à destination des grandes entreprises, des institutions financières et des gouvernements.

Mais c’est surtout chez McKinsey & Company, qui la débauche cinq ans plus tard, qu’elle aiguise son sens des responsabilités. Elle y est chargée notamment des dossiers financiers. «Cette expérience a été profondément enrichissante. Je m’y suis investie comme je n’aurais jamais pensé pouvoir le faire. Mais je sentais que le moment de changer d’horizon était venu.»

De passage à Beyrouth pour les fêtes de fin d’année, elle hume avec bonheur l’air révolutionnaire de la capitale libanaise. « J’ai toujours été étonnée de la résignation des Libanais. Nous étions sans doute encore traumatisés par la guerre civile. À tout prendre, tout nous semblait acceptable pour peu d’éviter le risque d’un nouvel embrasement. La nouvelle génération, cette jeunesse qui manifeste dans tout le pays, nous donne une leçon. Il y a un seuil où cela n’est pas acceptable. De loin, je ne me rendais pas compte autant de la gravité de la crise économique. C’est un tel gâchis ! »

BIO EXPRESS

2017 : directrice des filiales de Taïwan et de Hong Kong, groupe Rémy Cointreau.

2015 : prend la tête de Vivelys et Boisé, deux filiales du groupe Œneo.

2008 : manager, spécialiste finance, McKinsey & Cie jusqu’en 2015.

2003 : diplômée de HEC Paris, majeure finance.

Commence à travailler à la Société générale jusqu’en 2008.

2001 : obtient un diplôme en ingénierie de l’Esib et un autre en littérature de l’Université libanaise, et réussit le concours des Hautes Études Commerciales.