En arabe le mot crise, “azma”, signifie morsure violente, insupportable, et suggère l’impossibilité d’attendre et l’obligation de réagir. Dans les langues européennes, la crise est le moment du choix, qui conduit soit à la guérison, soit à la mort. Tout le monde semble convenir que le Liban est en crise. Mais de quelle crise s’agit-il ?
Il y a une crise dans la rue : l’explosion de la colère populaire est persistante depuis le 17 octobre. Il y a une crise financière qui s’amplifie tous les jours, les banques, sans l’avouer, ne peuvent plus honorer les échéances de leurs déposants, ni financer les importations et l’économie.
Il y a une crise du système politique : les chefs communautaires ne peuvent plus constituer un gouvernement d’“union nationale” suivant les règles de leur jeu et ont dû se cacher derrière un soi-disant cabinet de technocrates, sans projet politique.
Il y a aussi une crise du modèle social : le communautarisme reste la règle, freinant la libération du débat politique et faisant peser la menace de la violence.
Ces quatre crises se manifestent toutes ensemble. Leur coïncidence serait-elle fortuite ? Ou bien y a-t-il des liens de causalité entre elles, qui imposent de hiérarchiser leur traitement conjoint ?
Certains se sont appliqués à proposer des causalités aberrantes (comme si les manifestations avaient provoqué la crise financière) ou à invoquer des actions externes (comme s’il n’y avait jamais eu d’interventions extérieures).
La réalité est plus simple, mais non moins inquiétante : les crises ne sont pas perçues au moment de leur occurrence effective, mais décalées, et se manifestent dans des télescopages, comme celui que nous vivons actuellement. Le décalage est d’autant plus long que les enjeux de la crise sont graves et ses causes profondes.
Si le soulèvement populaire dure depuis trois mois, la crise financière était déjà là depuis au moins 2016, sans quoi les fameuses “ingénieries” n’auraient pas eu lieu. Le modèle politique instauré après la guerre était en échec depuis 1996-97 du fait de l’effondrement des paris sur le “processus de paix” et sur la reconstruction par la dette qui le sous-tendaient ; sinon les chocs de 1998, de 2000 et de 2004 n’auraient pas eu lieu. Ce modèle politique est lui-même le produit des transformations sociales du tournant des années 1960-70 qui, n’ayant pas été prises en compte (se souvenir de la lettre de renonciation de Fouad Chéhab en 1970), ont occasionné la guerre civile et produit l’arrangement de Taëf.
Sans aller jusqu’à exiger que “gouverner, ce soit prévoir”, les Libanais sont en droit d’attendre que ce soit, plus humblement, de constater et de reconnaître.
La fameuse “résilience”
La question centrale devient celle du temps, du rapport au temps. C’est cet effet de décalage que certains thuriféraires ont appelé “résilience” et ont rattaché à un prétendu “exceptionnalisme libanais”.
Pour que les crises aient pu être esquivées, reportées, il a fallu un mélange de trois ingrédients : des faits du hasard, une habileté et une ruse certaines, et surtout un fatalisme de la société qui s’est laissé transformer en variable d’ajustement du système.
Deux faits inespérés d’abord : l’annonce de l’invasion américaine de l’Irak en 2001-2002 qui a rassemblé dans la même crainte Français, Saoudiens et Syriens, et qui a permis la tenue de la conférence de Paris II ; puis, à partir de 2006, la montée des prix du pétrole qui a fait se déverser sur le Liban un flux de dollars considérable.
La ruse et l’habileté, mais aussi l’appétit pour les gains à court terme ont conduit à ériger une gigantesque pyramide de Ponzi et à créer une illusion monétaire sophistiquée : le dollar libanais. Une devise qui n’a pas de cours vis-à-vis des autres devises, et qui tient au mirage longtemps entretenu qu’un dollar libanais est un dollar américain, qui n’a pas d’institut d’émission, mais qui peut être détenu en réserve nominale de valeur par la Banque centrale et par les déposants, et qui se multiplie par les effets de crédit.
Enfin, ces illusions n’auraient pas pu se déployer sans le fatalisme que la guerre, puis la domination des chefs de guerre ont imposé à l’ensemble de la population le sentiment de vivre en sursis. Dès lors le fait de repousser les échéances devient un objectif en soi.
Prouesse ou tragédie
Ces prouesses ont eu un coût effroyable. Un coût financier bien sûr. Les agrégats financiers ont atteint des niveaux inouis : les emplois domestiques des banques représentent cinq fois le PIB, les intérêts perçus par les créanciers atteignent la moitié du PIB et la dette publique, incluant le passif net de la BDL, deux fois le PIB.
Un coût économique aussi. Les prix domestiques ont augmenté de près de 200 % par rapport aux prix internationaux comparés à leurs niveaux historiques respectifs, les exportations de biens et de services se sont étiolées, le déficit des opérations courantes est devenu structurel, atteignant 25 % du PIB, le pays est devenu otage de l’attraction permanente de capitaux extérieurs.
Un coût social surtout. L’émigration draine la moitié des effectifs de chaque cohorte d’âge, les travailleurs immigrés et les réfugiés représentent près de la moitié de la population active hors secteur public, les Libanais pauvres se retrouvent aux mains des patrons clientélistes, les modes de comportement ont aussi été profondément affectés, la société est devenue anomique, prise entre prédation et ostentation, violence et fatalisme.
Face au séisme, le déni a d’abord prédominé. Il ne pouvait durer indéfiniment. Depuis quelques semaines, certains “politiques” se plaisent à jouer les opposants, essayant de fuir leurs responsabilités. D’autres se cachent derrière les “technocrates indépendants” du gouvernement de Hassane Diab, avec l’ambition de retarder l’effondrement inéluctable, non sans espérer un miracle.
Dans ce jeu, les “technocrates” et “experts” ne sont pas en reste. Ce sont en général ceux-là mêmes qui défendaient le système, restreignant leurs critiques à la dénonciation facile de la “corruption”. Ils se reconfigurent habilement pour adapter leurs offres aux groupes d’intérêts en place ou, plus astucieusement, aux groupes d’intérêts dont l’entrée en scène est attendue (FMI, fonds d’investissement, repreneurs d’actifs divers, etc.). Ils ont en commun de restreindre leurs propositions au volet financier.
La politique et les priorités
Or la crise et les choix auxquels le Liban est confronté sont éminemment politiques.
Pour le pouvoir encore en place, les priorités se déclinent comme suit : pas de défaut de l’État sur sa dette en devises, pas de faillite formelle des banques, pas de décrochage “formel” (et factice) du taux de change et le maintien de l’approvisionnement minimal en denrées de base (blé, carburants et médicaments).
Cette séquence répond au souci majeur de gagner un sursis et fait payer à la société un coût exorbitant.
L’alternative que propose le mouvement “Citoyens et citoyennes dans un État” consiste à inverser les priorités : assurer la cohésion sociale et lutter contre l’émigration, conduire la transition économique, restructurer les créances et allouer les pertes, bien réelles, de la manière la plus juste possible.
Il n’est pas vrai que tout le monde serait d’accord sur le “programme des réformes”, et cela pour une raison simple : parce qu’il ne s’agit pas de problèmes techniques. Tout projet politique exprime des choix de société. Veiller à ce qu’une émigration massive et qu’un effondrement des institutions et des entreprises susceptibles de générer des emplois ne handicapent la société pour plusieurs générations qui doit figurer en tête des objectifs. Dès lors, tous les aspects financiers ne relèvent que de considérations de moyens.
* Économiste et ingénieur polytechnicien. Secrétaire général du mouvement “Citoyens et citoyennes dans un État”.