À la tête de Robinson Agri, les deux sœurs ont réussi à imposer une autre vision du développement agricole.
Si la ressemblance physique ne saute pas aux yeux, Roula el-Khoury et Nadine el-Khoury-Kadi fonctionnent presque comme des jumelles. Elles savent leurs points d’accord aussi bien que leurs zones d’achoppement. Ni l’une ni l’autre n’ont besoin de se regarder pour “sentir” leurs connexions. C’est peut-être normal : après tout, ce sont deux sœurs. Mais surtout elles dirigent ensemble depuis vingt ans Robinson Agri, la société fondée par leur père, Samy el-Khoury, en 1971 à Byblos. Roula el-Khoury en est la directrice financière et Nadine el-Khoury-Kadi la boss de la recherche et du développement. « Elles prônent une autre façon de penser le rapport à la terre. Pour moi, ces deux femmes représentent l’avenir de l’agriculture libanaise… », dit à leur sujet un expert d’une grande organisation internationale.
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L’éloge est-il légitime ? En tout cas, quand elles reprennent la société familiale, celle-ci est encore spécialisée dans la fabrication de serres agricoles et compte quatre employés. Aujourd’hui, Robinson Agri est une PME agricole qui emploie une soixantaine de salariés – à laquelle s’ajoute une centaine d’ouvriers agricoles saisonniers – pour un chiffre d’affaires d’environ dix millions de dollars. Surtout, Robinson Agri a largement élargi ses activités pour inclure l’importation de semences et d’engrais (les deux sœurs ne commercialisent pas en revanche de pesticides), la vente et l’installation de systèmes d’irrigation agricoles, et le développement d’une pépinière de 15 000 m2 où sont vendues de nombreuses variétés de plantes et de légumes. Sans compter, Élysée Wise, une usine de production de canalisations plastiques qu’elles ont lancée en 2017 en joint-venture avec un fabricant chypriote de gaine et de tuyaux. L’usine produit entre 1 000 à 2 000 tuyaux par an dont 3% partent pour l’heure à l’exportation en Syrie.
Penser par projets
Cette diversification, la société libanaise la doit à la double conviction qui anime les deux dirigeantes. Croire d’abord que leurs clients sont leurs partenaires. «Dans l’agriculture, on ne peut pas juste vendre des semences. On doit accompagner jusqu’au produit final si on veut que cela réussisse. Cela peut même aller jusqu’au packaging ou au marketing», précise Roula el-Khoury. Croire ensuite que si le Liban peut acheter des technologies étrangères, cela ne prive pas ses entreprises d’investir dans la recherche et développement pour mieux les adapter, voire les développer.
Chez Robinson Agri, la recherche représente 5% du chiffre d’affaires en moyenne. «Cela peut aller jusqu’à 7% certaines années », précise Nadine el-Khoury-Kadi, qui s’est penchée récemment par exemple sur la meilleure façon d’adapter les serres à la culture du cannabis médical.
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Cette approche explique comment Robinson Agri a contribué à développer la production de carottes libanaises, autrefois dominée par les importations syriennes, à partir de semences hybrides importées des Pays-Bas. «On a d’abord identifié des producteurs : il fallait qu’ils soient suffisamment importants et ouverts aux technologies nouvelles. Notre choix s’est porté sur deux agriculteurs de la Békaa qui pouvaient servir d’exemple à d’autres plus petits», expliquent-elles. Mais le plus difficile reste à faire : les persuader d’utiliser moins de semences, tout en leur promettant une production au moins équivalente. «Il nous a fallu trois ans. Avant, ils plantaient environ un million de semences dans 1 000 m2. Nous sommes descendus à 250.000 semences hybrides, pour une même superficie, avec un gain de production et un produit plus homogène.» En parallèle, les deux sœurs les ont convertis à la mécanisation. «Ce qui a impliqué des équipements et des formations à l’étranger.»
Le résultat est à la hauteur : douze ans après leur première expérimentation, la majorité des producteurs de carottes de la Békaa ont adopté ces semences hybrides. Des marques libanaises sont même nées, qu’on retrouve dans les principaux réseaux de distribution. «Presque 70 % des carottes vendues au Liban sont désormais cultivées localement», se félicite Nadine el-Khoury-Kadi.
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Un bel accomplissement qui n’est pas leur coup d’essai. Auparavant, les deux sœurs avaient réussi à faire revivre aubergines et pastèques libanaises grâce, cette fois, à des plants greffés. «La solution est courante pour les arbres fruitiers ; plus rares pour les légumes. Au Liban, nous l’avons introduite», fait valoir celle qui a fait ses études d’ingénieur agronome à l’Université américaine de Beyrouth (AUB).
Cette technique donne une plante plus résistante aux maladies, ce qui minimise le recours aux pesticides, tout en évitant de passer par des semences génétiquement modifiées. Selon elle, les rendements sont ainsi améliorés de 30% et les récoltes plus précoces et plus homogènes. La preuve par les chiffres : 80% des pastèques et des aubergines plantées au Liban sont désormais greffées. «Si on montre les bénéfices d’un changement, on peut réussir à transformer les pratiques», martèle-t-elle.
Mais aujourd’hui, Robinson Agri se situe à un passage charnière. La crise économique, que traverse le pays, affecte lourdement le secteur agricole et la société de Byblos n’y a pas échappé. Selon les projections de ses deux responsables, leur chiffre d’affaires pourrait s’effondrer de 70% cette année.
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Une chute abyssale qui les oblige à revoir nécessairement leur plan : pour l’heure, Robinson Agri n’a ni licencié ni diminué les salaires. Mais tous les projets de développement ont été stoppés, tandis que la société n’accepte plus que les commandes réglables en liquide à la livraison. «C’est un mode de survie, mais il n’est pas question de baisser les bras», professe Roula el-Khoury. «La situation est certes très difficile, mais elle est contrastée. Il reste des zones de développement si on sait les identifier. Au Nord, par exemple, les producteurs n’ont jamais été vraiment bancarisés. Ils n’avaient jamais eu confiance dans le système bancaire et travaillaient toujours en cash. Ils continueront. A contrario, la Békaa est en pleine crise. La lente agonie de la “filière” du haschisch illégal a mis à genoux les agriculteurs de la région. La crise économique leur a apporté le coup de grâce», ajoute Nadine.
Pour assurer la pérennité de leur entreprise, les sœurs Khoury misent désormais sur de nouveaux relais de croissance. «Notre chance, c’est d’avoir tissé des relations de confiance avec nos fournisseurs étrangers, plaide Roula el-Khoury. Ils nous aident ainsi à démarcher les marchés d’export. Avec eux, nous prospectons l’Afrique pour vendre des technologies que nous avions adaptées aux spécificités libanaises : des systèmes d’irrigation, des serres hydroponiques…» L’entreprise va également proposer ce printemps des snacks de légumes de variétés choisies. Elles lancent en effet SN!BS : une nouvelle marque disponible dans les supermarchés. «Les semences, l’idée et la marque sont hollandaises, mais les légumes sont produits localement. Le Liban est le premier et le seul pour l’instant au Moyen-Orient à produire pour cette marque», fait valoir Roula el-Khoury. « Il y a un potentiel dans l’agriculture libanaise », dit-elle. Ne reste qu’à l’exploiter.