Henri Chaoul est associé gérant, Levantine Partners.
Pour être légitimes, les choix politiques doivent avoir le consentement du grand public. Malheureusement, la réalité de la situation des finances publiques et du système financier a longtemps été cachée aux citoyens. Cet article a une vocation pédagogique, car pour être libres, les choix citoyens doivent être informés. C’est la première étape pour ceux qui veulent porter les réformes qui changeront fondamentalement les institutions et le système qui gouvernent le Liban.
In English : No to inter-generational theft
Commençons par admettre la vérité, aussi dure soit-elle. L’ensemble de l’économie libanaise est en faillite : l’État doit entreprendre une restructuration majeure de ses dettes pour rétablir la soutenabilité des finances publiques et remettre l’économie sur les rails, la Banque centrale est insolvable et ses liquidités sont très limitées, le secteur bancaire commercial est à la fois illiquide et insolvable, une part importante de l’argent des déposants n’a plus d’autre existence que sous forme d’écriture comptable. Le plan de réforme du gouvernement (qui au moment de passer sous presse était encore en discussion, NDRL) évalue les pertes subies par le système financier à environ 83 milliards de dollars : 43 milliards de dollars dus aux pertes de la BDL, 37 milliards de dollars liés à l’impact de la restructuration de la dette souveraine et 12 milliards de dollars dus à la dépréciation du portefeuille de crédits au secteur privé.
Que signifie une perte financière ? Comptablement c’est la différence entre des passifs et des actifs, entre des ressources et des emplois, les premiers étant supérieurs aux seconds. En termes plus prosaïques, on pourrait dire que les passifs, en l’occurrence les dépôts, ont été dépensés, l’argent a disparu. Le fait que le système financier refuse de reconnaître les pertes dans son bilan n’y change rien. Aussi dure soit-elle, c’est la réalité à laquelle le Liban doit faire face. Et la seule discussion qui vaille aujourd’hui est celle de savoir qui doit supporter ces pertes massives. De la réponse à ces questions dépendra le consentement ou non des Libanais au sacrifice énorme qui leur est imposés par des années de mauvaise gouvernance.
Quantifier la perte est crucial, car cela détermine l’ampleur de sacrifices qui devront être consentis pour l’absorber. Mettons les 83 milliards de dollars de pertes en perspective : cela représente deux fois l’activité économique annuelle du pays (le PIB), quatre fois le total des fonds propres du secteur bancaire, et près de 60 % de l’ensemble des dépôts au Liban. Quel que soit l’angle à travers lequel on les envisage, les pertes sont colossales. Si elles ne sont pas réparties rapidement et rigoureusement, l’avenir du pays sera sombre, sachant qu’elles s’accroissent quotidiennement : nous aurons des banques “zombies”, c’est-à-dire qu’elles n’assumeront plus la fonction essentielle d’intermédiation entre l’épargne et l’investissement à travers le crédit qui est nécessaire à toute activité économique, la contraction économique sera sévère, nous risquons le chaos social, conséquence d’un appauvrissement généralisé de la population, ainsi qu’une nouvelle vague d’émigration. Aucun investissement ne sera possible tant que la situation est gelée. Les liquidités et “l’argent frais” n’entreront qu’au compte-gouttes. S’il ne tourne pas résolument la page des vingt-cinq dernières années, le Liban mettra une décennie ou deux à s’en remettre. Les “ingénieries” financières ont eu pour seul effet de retarder l’heure des comptes. Nous y sommes.
Comment en est-on arrivé là ? Il n’y a pas de cause unique à cette crise qui est le fruit de choix de politiques publiques à tous les niveaux : les politiques budgétaires ont été rongées par le clientélisme et la corruption, les autorités monétaires ont failli à leur mission de régulation du secteur financier, le secteur bancaire a privilégié les profits, avec des investissements à hauts risques au détriment de la sécurité des dépôts, les lois et les réglementations en vigueur, en commençant par la Constitution, ont été systématiquement détournées ou violées. Sur le plan financier, un système qui s’apparente à une pyramide de Ponzi a été mis en place à l’échelle nationale pour attirer l’argent des déposants, aveuglés par des rendements mirobolants, et floués par les informations erronées de la Banque centrale et des responsables politiques. Durant des années, les dirigeants ont anesthésié les citoyens en gonflant leur pouvoir d’achat par une politique, extraordinairement coûteuse, de surévaluation de la monnaie.
Mais à ce stade, le plus important est moins d’analyser les causes de la crise que de comprendre ce qui nous attend. Le plan de réforme du gouvernement affiche clairement la voie à suivre : un programme du Fonds monétaire international (FMI). Seul un programme du FMI est en mesure de (i) fournir les liquidités nécessaires pour couvrir nos besoins en devises, (ii) imposer une discipline financière, (iii) débloquer des fonds supplémentaires indispensables pour financer les projets d’infrastructure et des programmes de protection sociale, (iv) accompagner la mise en œuvre des réformes structurelles, (v) assurer la mise en place d’une politique monétaire stable, (vi) aider le Liban à libéraliser son taux de change, (vii) assister le Liban dans la modernisation des lois relatives au secteur financier, et (viii) soutenir la refonte des organismes de régulation afin de garantir la transparence, l’indépendance et l’application des lois.
Assainir le système financier
Il n’y aura pas de programme du FMI si les Libanais ne veulent pas assainir leur système financier, car seule l’élimination des pertes financières est en mesure de replacer le pays sur une trajectoire viable. Comment y parvenir ?
Il faut d’abord confirmer le montant des pertes, qui pourraient s’avérer supérieures aux 83 milliards de dollars estimés. Cela passe par l’audit des comptes de la Banque du Liban et du secteur public dans son ensemble. L’audit de la BDL a été confié à des cabinets internationaux, basés à l’étranger, ayant une expertise dans la gestion des réserves et la comptabilité des banques centrales. Il permettra de clore définitivement le débat sur les méthodes hétérodoxes de comptabilisation des pertes de la Banque centrale. Les principes de comptabilité utilisés par la BDL vont à l’encontre des principes du FMI et en résultent des pertes qui en termes de taille et de durée sont inacceptables, avec aucun amortissement possible à court ou moyen terme. Un audit similaire doit être effectué dans le secteur public : les comptes de toute personne impliquée dans la vie publique, ou affectée à des postes de responsabilité au cours des 30 dernières années, ainsi que les comptes de toute personne ayant bénéficié d’un contrat de travaux publics pour un montant supérieur à un million de dollars doivent être examinés. Des mesures doivent ensuite être prises pour restituer ces fonds détournés. Cette démarche constitue la première ligne de défense pour absorber les pertes du système financier.
Il faut ensuite répartir les pertes accumulées de manière équitable. Ce n’est pas un exercice simple, il nécessitera du temps. Le gouvernement devra veiller à ce qu’aucune mesure régressive ne soit prise et définir des principes très clairs.
L’un de ces principes est énoncé dans le plan de réforme, qui écarte formellement l’option d’un sauvetage des banques par l’État (“bail-out”). En effet, demander au contribuable de payer, que ce soit à travers un swap avec des actifs publics, la promesse de revenus futurs ou l’émission de n’importe quel instrument financier soutenu par les actifs de l’État, est totalement inacceptable. D’ailleurs, au lendemain de la crise grecque, l’Union européenne a émis des réglementations interdisant le sauvetage des banques par les contribuables et définissant les mécanismes du “bail-in”, par opposition au “bail-out”.
Le “bail-out” est une mesure régressive (c’est-à-dire qu’elle affecte plus fortement les plus pauvres au bénéfice des plus riches), particulièrement au Liban où environ 55 % de la population n’a pas de compte bancaire. Les impliquer dans le sauvetage d’un système auquel ils n’ont pas participé va à l’encontre de tous les principes d’équité. Toute tentative de sauvetage des banques avec l’argent des contribuables sera rejetée par la population, à raison. D’autant qu’il ne repose sur aucune base économique : jusqu’en décembre 2018, le paiement des intérêts a représenté 94 % de la dette du pays et représente 50 % des revenus publics en 2019, ce qui montre que les détenteurs de la dette souveraine ont été les principaux bénéficiaires de cette dette. Légalement, les banques et les déposants n’ont aucun droit sur les actifs de l’État ou ses revenus associés, et leur en donner compliquerait les discussions avec les créanciers internationaux qui pourraient exiger un traitement similaire. Enfin, le renflouement des banques se traduirait par une augmentation du ratio de la dette sur le PIB, contredisant l’objectif du programme de restructuration de la dette.
Le concept de “bail-in” est assez simple et impose aux acteurs du système financier, qui ont des obligations contractuelles, de porter le fardeau de la crise. Tout comme le processus de restructuration de la dette impose un “haircut” aux créanciers étrangers, les participants locaux au système financier – actionnaires et déposants – doivent supporter le poids des pertes. Cet exercice devra être mené banque par banque, dans la plus grande transparence, avec l’aide d’experts pour évaluer la qualité des actifs et faire un audit supplémentaire si nécessaire. Le “bail-in” suppose une hiérarchie de lignes de défense qui devra être très strictement respectée.
Hiérarchie des lignes de défense
Les premiers à supporter la perte doivent être les actionnaires (et les détenteurs d’actions préférentielles) des banques. Étant donné l’ampleur des pertes, même si l’exercice sera mené au cas par cas, on peut considérer que la plupart, si ce n’est pas toutes, des banques perdront leurs fonds propres. La responsabilité des actionnaires dans la participation au “bail-in” ne s’arrête pas là. Des fonds supplémentaires doivent être appelés, notamment les dividendes versés depuis 2015, ainsi que les compensations accordées aux équipes de direction, si elles ont été excessives ou liées à des swaps et des ingénieries financières. Les banques doivent également vendre toutes leurs filiales à l’étranger, ainsi que tout actif permettant de réaliser une plus-value. Le respect de ces directives doit conditionner toute participation future des actionnaires actuels dans le système bancaire de demain.
En deuxième ligne, figurent les dettes octroyées aux banques.
Enfin, lorsque les capacités des actionnaires et des créanciers seront épuisées, on pourra demander aux déposants non garantis de mettre la main au pot. Il faudra d’abord analyser tous les transferts effectués à l’étranger durant les trois dernières années pour assurer un traitement équitable entre tous les déposants, sans pénaliser ceux qui sont restés ou n’ont pas bénéficié d’un traitement de faveur. Une étude détaillée devra ensuite être menée pour identifier les déposants qui ont profité d’intérêts excessifs, particulièrement ceux qui ont découlé des schémas d’ingénierie financière, afin de les éliminer. Cette mesure pourrait être appliquée indépendamment de la taille du compte.
Parallèlement à l’audit des finances de l’État, tous les comptes dont le solde dépasse un million de dollars devront faire l’objet d’un audit légal afin de déterminer la source de l’argent. Il y a environ 20 000 comptes qui pourraient être systématiquement audités. Tout gain illégal placé dans le système bancaire devra être immédiatement effacé et des procédures judiciaires devront être entamées afin de restituer les actifs similaires cachés à l’étranger.
Le “haircut” sur les dépôts constituera alors la dernière étape, avec la possibilité d’exempter certains comptes et d’instaurer un seuil en dessous duquel aucune ponction ne sera appliquée (le gouvernement ayant promis la protection de 98 % des déposants).
Quel que soit le montant du “haircut”, il devra être compensé par la restitution des fonds détournés. Les grands déposants ont d’ailleurs les moyens et le pouvoir de faire pression sur les hommes politiques afin qu’ils fassent le nécessaire pour restituer ces fonds.
Dans une démocratie, les gens sont tenus responsables de leurs actes. Il est impossible pour une nation d’être confrontée à une crise financière de l’ampleur de celle que traverse le Liban sans demander des comptes à ceux qui ont exercé des responsabilités politiques, législatives, exécutives ou judiciaires, ou ceux qui ont été aux commandes des autorités de régulation et du système financier. Le Liban a besoin d’un nouveau système politique – en fait d’un nouveau contrat social – qui rompe avec le règne de l’oligarchie qui le gouverne depuis la fin de la guerre civile. Mettons cette crise à profit pour que les générations futures aient une chance de bâtir une véritable économie, basée sur la compétence et la transparence.