Dès leur fuite dans les médias il y a quelques semaines, les premiers éléments du « plan de sauvetage économique » sur lesquels a travaillé le gouvernement Diab ont suscité une levée de boucliers générale de la plupart des chefs politico-communautaires. L’un des points essentiels de ce plan – même s’il réaffirme, pour des raisons politiques, qu’il s’agit d’un recours en « dernier ressort » – repose sur le constat d’un recours inévitable à un processus de recapitalisation des banques via une ponction partielle, selon différentes modalités, des dépôts les plus importants. Ce processus, aussi connu sous le terme anglophone de « bail-in », doit permettre de combler des pertes financières historiques et représentant, pour le seul secteur bancaire, près du double de la richesse nationale.
Face à ce projet, le président de la Chambre des députés, Nabih Berri, a aussitôt déclaré, sans ménagement, que les dépôts des épargnants étaient « sacrés », tandis que l’ancien Premier Ministre Saad Hariri a assimilé toute ponction à un « suicide économique ». La plupart des autres leaders politiques, du Hezbollah au PSP, leur ont emboîté le pas. Au-delà de ses difficultés légales et des retombées directes qu’impliquerait un « bail-in » pour leurs propres comptes bancaires, cette union politique inhabituelle n’est pas évidente à expliquer. Certes, l’acceptation de cette perspective traduirait un aveu de l’échec cuisant de la politique économique menée ces trente dernières années. D'un autre côté, l’absence d’alternatives viables pourrait néanmoins s’avérer particulièrement risquée, tant en termes économiques que réputationnels, une autre option pouvant conduire in fine à une ponction encore plus large des dépôts à moyen et long terme.
Deux scénarios
Il existe schématiquement deux grands scénarios alternatifs pour couvrir les pertes des banques. Le premier, celui du « bail-in », consisterait à imposer la conversion d’une partie des dépôts les plus importants en participation dans les banques afin de restaurer la confiance dans le secteur et, in fine, alléger le contrôle des capitaux. C’est notamment la solution adoptée par Chypre dans les années qui ont suivi la crise financière de 2008. Compte tenu du fait qu’au Liban les comptes bancaires dépassant 500 000 ou 1 million de dollars ne représentent qu’une infime part de l’ensemble des dépôts, une limitation des ponctions à ces comptes épargnerait la quasi-totalité de la population et traduirait donc de facto un transfert équitable des richesses des Libanais les plus aisés vers la majorité des citoyens. L’acceptation sociale d’un tel scénario et les possibilités d’obtenir un soutien financier international – avec pour corollaire une levée plus rapide des restrictions actuelles sur les transferts de fonds et crédits – sont par ailleurs renforcées dans le cas d’une option alternative consistant à transférer ces capitaux ponctionnés vers un compte spécial qui serait réalimenté par la restitution des fonds volés grâce aux efforts de lutte contre la corruption.
Le second scénario, dit du « bail-out », consisterait à procéder à un renflouement des banques par une injection directe de liquidités, provenant soit – en l’absence de flux importants de capitaux étrangers – de la privatisation d’actifs publics, soit d’organisations internationales comme le FMI. Mais un tel scénario se heurte à plusieurs écueils dans le contexte économique et réglementaire actuel. D’abord, des privatisations traduiraient de facto un transfert de richesse de la majorité des contribuables ordinaires vers les Libanais les plus riches, exacerbant ainsi des inégalités déjà parmi les plus élevées au monde. Ensuite, l’injection directe de liquidités et la sécurisation immédiate de leurs dépôts nuiraient à l’opportunité pour les dirigeants de lutter efficacement contre la corruption. En outre, compte tenu de la faiblesse du cadre légal, de l’omniprésence de la corruption et des ingérence politiciennes dans les appels d’offres, la valeur des actifs privatisés sera sans doute sous-évaluée (en particulier dans un contexte de grave crise économique). Enfin et surtout, même la privatisation de l’ensemble des actifs publics restants ne devrait sans doute pas suffire à couvrir l’ampleur des pertes et rétablir la confiance. Comme le montre en miroir l’exemple chypriote, aucun scénario de « bail-out » ne peut assurer le soutien international nécessaire pour stabiliser l’économie et éviter des conséquences encore plus fortes (restriction des importations, récession sévère prolongée, pressions inflationnistes, maintien durable du contrôle des capitaux, etc.) que celles que le pays connaît actuellement et constitue donc in fine une menace bien plus concrète pour l’ensemble des déposants.
Coûts et opportunités
Face à de tels risques liés au scénario du « bail-out », y compris pour leurs propres dépôts, qu’est-ce qui pousse les dirigeants libanais à s’y opposer ? En réalité, cette opposition traduit un calcul en termes de « coûts de renoncement » : pour les dirigeants libanais, les opportunités anticipées du « bail-out » doivent s’avérer largement plus importantes – à leurs yeux – que les coûts résultant d’un « bail-in ». Il est donc crucial de comprendre les paramètres de cet arbitrage.
Deux raisons pourraient en effet expliquer cette résistance acharnée. La première tient au risque de poursuites judiciaires que pourraient encourir les dirigeants politiquement connectés aux banques (en tant qu’actionnaires préférentiels par exemple) en cas d’enclenchement de procédures de faillite. La seconde tient à l’incertitude sur la distribution des pertes : du fait du secret bancaire, aucun dirigeant ne sait véritablement ce que possèdent les autres en dépôts et actifs dans les banques, et par conséquent du coût respectif qu’impliquerait un « bail-in » pour chacun d’entre eux. Face à cet incertitude majeure, il serait individuellement rationnel d’opter pour le statu quo ou pour un « bail-out » afin de ne pas prendre le risque de payer plus que les autres et, par conséquent, de rompre de manière imprévisible le délicat équilibre des pouvoirs sur lequel repose la structure politique et sociale du pays. Pour les leaders politiques, tout le défi consiste donc à maintenir au mieux, dans un futur incertain, les paramètres et l’équilibre actuels de leur lutte intestine pour le pouvoir. Or, dans la mesure où les gains apportés par le maintien de ces paramètres reposent avant tout sur le contrôle continu des fonctions économiques de l’État, même les perspectives d’une aggravation de la crise économique, voire d’une perte financière directe pour les dirigeants, pourraient constituer un sacrifice douloureux mais nécessaire.
Renforcement du système clientéliste
C’est là que réside toute la tragédie libanaise actuelle : la persistance de la crise renforce les fondements mêmes du système politico-confessionnel et ses réseaux clientélistes. Profondément ébranlés lors des soulèvements d’octobre, ses leaders œuvrent aujourd’hui d’arrache-pied pour saisir cette occasion en or que représente la crise sociale et sanitaire liée au Covid-19 afin de renforcer leur mainmise réglementaire et économique, et accroître les liens de dépendance d’une population de plus en plus paupérisée – comme l’a par exemple souligné récemment la question de la distribution des aides sociales et sanitaires aux familles démunies.
Dans cette optique, l’opposition à toute forme de « bail-in » renforce de facto les dérives d’un modèle de gouvernance politico-confessionnel qui a créé les conditions de la catastrophe économique et financière actuelle. Cette stratégie consistant à gagner du temps se heurte toutefois à une limite de taille : du fait de l’épuisement des ressources publiques et privées induites par la crise, il y aura moins de biens publics convertibles en liquidités lors de la prochaine. La poursuite durable des mouvements de protestation sociale va donc très probablement s’intensifier avec la baisse continue du pourvoir d’achat et la polarisation croissante de la société, tandis que le sentiment d’injustice et la colère contre la classe dirigeante devraient exacerber la violence.
Certes, aucun « bail-in » ne saurait constituer en soi une panacée, et cette solution particulièrement complexe doit nécessairement faire partie d’un plan de réforme plus global. Cependant, à moins que certains dirigeants ne disposent d’un plan caché comprenant un chèque en blanc d’un gouvernement ami, toute opposition à une contribution financière directe par les plus gros déposants devrait se traduire par une hausse potentiellement inévitable et, in fine, incontrôlable de la misère sociale. Il reste que cette classe politique, qui a historiquement bâti son pouvoir sur la peur et la violence, est mieux à même de calculer la distribution des pertes résultant d’une probable exacerbation des risques de conflits que de calculer celles résultant d’un « bail-in » devant permettre de les éviter.
Face à cette situation, qui est en mesure de s’opposer à cette « opposition » ? Le gouvernement continue d’envisager un « bail-in » comme un recours en dernier ressort. Mais il ne pourra probablement pas faire face, à lui tout seul et de manière durable, à cette pression commune des dirigeants et groupes d’intérêts les plus puissants du pays. Quant au reste de la population, les circonstances économiques et sanitaires actuelles affaiblissent sans doute sa capacité à peser sur les choix politiques urgents. C’est là que la contrainte extérieure peut jouer un rôle crucial : les acteurs internationaux, et en particulier le FMI, devraient ainsi conditionner impérativement leur soutien financier à une contribution des riches déposants, auxquels se joindraient d’autres donateurs internationaux, afin d’assurer une distribution équitable des pertes.
La résignation n’est pas une fatalité. La société civile et la communauté scientifique, si dynamiques au Liban, se doivent donc de dénoncer le calcul dangereux de la classe politique actuelle, et ce quitte à opter pour une stratégie a priori contre-intuitive, consistant à soutenir tout effort gouvernemental qui irait réellement dans le sens d’une véritable contribution des plus riches à la résolution des maux économiques et sociaux du pays.
*Économiste, chercheur principal au Lebanese Center for Politic Studies et consultant pour la Banque mondiale.