Le Parlement a adopté le 28 mai une loi qui permet de lever le secret bancaire sur les comptes des personnes politiquement exposées, mais avec un amendement de dernière minute qui change tout, comme l’explique Karim Daher. Avocat au Barreau de Beyrouth et membre du FACTI Panel de l’ONU, il représente l’ordre des avocats au sein de la commission d’experts qui a planché sur ce texte ainsi que les autres projets de lois en rapport avec la corruption et la récupération des biens mal acquis.
Au cours des derniers mois, plusieurs projets de loi ont été proposés, quatre par des parlementaires et un cinquième par le ministère de la Justice. Leur différence se situait au niveau du champ d’application plus ou moins élargi qu’il voulait bien attribuer à la future loi.
Un groupe d’experts, dont je faisais partie, a été chargé par une commission mixte parlementaire de présenter une synthèse qui fasse consensus.
Nous avons travaillé sur deux options : la première concerne la levée du secret bancaire restreinte aux personnes politiquement exposées, aux fonctionnaires et leurs familles proche (conjoints et enfants mineurs) ainsi que tous ceux en rapport avec l’argent public (concessionnaires de service public, conseillers des ministres même s’ils ne sont pas rémunérés, présidents des conseils d’administration des principaux groupes de médias…) A cette liste ont été ajoutés les chefs de partis politiques ou encore les candidats aux élections.
La seconde option était plus radicale puisqu’elle levait le secret bancaire et le remplaçait par un secret professionnel. Ce projet n’a cependant pas obtenu de consensus et c’est le premier qui a finalement été présenté aux députés.
Ce texte était pourtant ambitieux : il reprenait les meilleurs pratiques en matière de lutte contre la corruption et l’enrichissement illicite, notamment celles préconisées par l’OCDE. Il intégrait ainsi au champ de la levée du secret bancaire les structures d’appoint comme les trusts, fiducies, fondations, sociétés opaques ou encore les prête-noms et les titulaires de procuration sur les comptes bancaires ou les coffres.
L’approbation de cette loi aurait donc dû être une véritable avancée pour tous ceux qui luttent contre la corruption et l’enrichissement illicite. Pourtant, il n’en a rien été. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Cela aurait dû être en effet un grand jour pour tous ceux qui tentent d’améliorer le fonctionnement de l’État et luttent contre la corruption et l’enrichissement illicite.
Si cela n’a pas été le cas, c’est parce que la loi a été amputée d’une part essentielle au moment de son vote. Pendant la séance, le président du Parlement a, en effet, unilatéralement décidé d’adopter le texte de loi, mais sans autoriser le pouvoir judiciaire à demander la levée du secret bancaire. Ce qui revient à vider la loi de sa substance !
Aujourd’hui, les tribunaux ne sont habilités à demander sa levée que sur la base de l’enrichissement illicite, difficile à prouver car il ne constitue pas encore un crime en soi mais sert de présomption et de support pour d’autres crimes de corruption.
Dans la proposition présentée à l’approbation parlementaire, on élargissait le champ de compétence de la Justice en lui permettant de le réclamer pour toutes les poursuites qu’elle entamait, les investigations et les jugements quel que soit le motif, délit ou crime.
Si le texte demeure tel qu’il a été voté, seuls deux recours pourront l’activer : la commission d’enquête spéciale, présidée par le gouverneur de la Banque centrale. Or, celle-ci ne peut pas -ou plutôt ne veut pas - se saisir elle-même ; il faut que quelqu’un le fasse et dans des conditions qui rendent la procédure difficile. Ou bien passer par la Commission nationale pour la lutte contre la corruption, qui vient tout juste d’être instituée par loi n°175 du 8 mai 2020.
Le problème, c’est que le Conseil des ministres, à qui il revient de créer cette nouvelle institution, ne l’a pas encore fait et l’on peut douter qu’il le fasse avec déjà toutes les difficultés qu’il rencontre pour des nominations administratives de moindre importance même si l’article 6 de la loi fixe un délai de 3 mois à dater de sa publication pour procéder aux choix et nominations des candidats.
Dans les faits donc, le Parlement a voté une loi qui ne peut s’appliquer faute d’acteurs pour initier le mécanisme de la levée du secret bancaire voire il fait un retour en arrière en annihilant les exceptions prévues originellement au profit du parquet dans les lois existantes.
Peut-on obliger le Parlement à revoir son vote ?
Le président de la République peut, sur la base des prérogatives qui lui sont conférées par l’article 57 de la Constitution, renvoyer le texte en seconde lecture devant le Parlement en demandant à ce que l’article, qui consacrait le rôle du pouvoir judiciaire dans la levée du secret bancaire, soit réintégré. Pour Michel Aoun, qui a récemment déclaré vouloir lutter contre la corruption, ce serait un signe fort de son engagement.
Les députés devraient revoter la loi. Je pense, à la vue de la sidération qui a saisi les députés face au passage en force du président de la chambre, que le texte serait accepté dans sa version non expurgée.
Autrement, il pourrait encore y avoir un recours devant le Conseil constitutionnel dans le délai de 15 jours après la publication de la loi.
Au-delà, les conditions dans lesquelles a été votée la loi, posent un problème important : on ne peut plus permettre à quiconque de décider seul et à la va vite pour l’assemblée toute entière. C’est même contraire à l’article 36 de la Constitution qui exige pour l’adoption des lois que le vote soit nominal notamment pour les sujets importants comme celui-ci .