"Je me vois mal quitter le navire en pleine tempête" disait encore il y a quelques semaines Alain Bifani au Commerce du Levant. En poste depuis 2000, le directeur général du ministère des Finances a fini par jeter l'éponge. Le fonctionnaire, qui a participé à l’élaboration du plan de réformes et aux négociations avec le FMI, a présenté sa démission ce lundi. A relire, son portrait publié début juin, avant sa démission.
Depuis quelques semaines, on prête à Alain Bifani, le directeur général du ministère des Finances, les pires turpitudes. Cet ancien des classes préparatoires françaises – les “taupes” du prestigieux Lycée Louis-le-Grand – n’aurait pas été capable de fournir les estimations exactes de ce qu’allait coûter au Trésor la revalorisation de la grille des salaires et des traitements de la fonction publique décidée en 2017. À l’époque, ses services l’estimaient entre 800 millions et 1,2 milliard de dollars par an. Erreur fatale, assurent ses détracteurs, puisque ce coup de pouce aux serviteurs de l’État revient chaque année à 2,3 milliards de dollars.
Dans un contexte de crise économique, cela fait désordre. «Le problème n’est pas lié aux simulations, s’emporte Alain Bifani, qui refuse de jouer les boucs émissaires. Les chiffres transmis étaient très précis. Ce qui ne pouvait pas être pris en compte, ce sont les cadeaux consentis a posteriori pendant les négociations parlementaires : le rajout de l’article 18 pour les retraites, l’adjonction d’échelons supplémentaires, le maintien du mécanisme de départ anticipé à la retraite des militaires…» Comme si cela ne suffisait pas, l’ancien ingénieur passé par HEC se voit accusé de n’avoir pas fourni au gouvernement les “bons chiffres” quant à la dette publique et aux pertes de la Banque centrale, affaiblissant du coup le gouvernement dans sa délicate négociation avec le Fonds monétaire international (FMI). « Les chiffres du plan sont impeccables. Ils ont été confirmés par le FMI, qui les a salués, pour leur sérieux et leur précision. Je comprends qu’ils inquiètent, mais pour notre crédibilité devant les organisations internationales et devant les créanciers du Liban, il était nécessaire d’avoir le bon diagnostic. Sans cela, il aurait été impossible de commencer les négociations », cingle-t-il.
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La crise aidant, les attaques sont devenues plus personnelles. Des médias en ligne accusent son épouse d’avoir mis des millions de dollars de côté en France et en Suisse, grâce à la vente à une filiale du groupe Holcom, d’une majorité des parts de la société de distribution de produits pharmaceutiques, MediLife, qu’elle avait créée 22 ans auparavant.
À cette attaque ad hominem, réponses directes : Alain Bifani ne conteste pas l’opération – avérée –, mais il rappelle qu’elle a été bouclée il y a trois ans et qu’il n’en a nullement bénéficié. «Assez de justifications. Que les voyous qui ont quelque chose à dire aillent devant la justice, je les attends de pied ferme. Et que ceux qui sont derrière ces rumeurs acceptent, comme moi et ma famille, l’audit complet de nos actifs...», précise celui qui a porté plainte au pénal. Une vidéo, publiée sur les réseaux sociaux, l’accuse même de vouloir démanteler le système bancaire pour le vendre à des sociétés étrangères contre rétribution.
Un personnage ambigu
C’est peu de dire qu’Alain Bifani est un personnage clivant. Il y a ceux qui y voient un haut fonctionnaire exemplaire. «Alain Bifani est l’un des plus intègres et des plus dévoués des grands commis de l’État !» témoigne Riad Tabet, ancien conseiller du ministre des Finances, sur Twitter. D’autres se veulent plus réalistes. «On ne dirige pas le ministère des Finances si on est une âme sensible. Mais cela ne veut pas dire qu’il ait compromis ses idéaux», relève un universitaire qui le côtoie.
Un de ses amis d’adolescence lui rend même grâce pour sa gestion du ministère. « lI s’est pris un nombre incalculable de coups, il a dû faire face à des contraintes épouvantables. Qu’est-ce qui se serait passé si ça n’avait pas été lui ?»
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D’autres soulignent toutefois son ambiguïté. «Je l’ai souvent entendu en petits comités dénoncer la corruption et les dysfonctionnements de l’État. Mais dans les faits, qu’a-t-il fait pour changer les choses ?» s’interroge un journaliste. Or, qui ne dit mot, consent. «Qu’il le veuille ou non, il incarne l’une des figures les plus permanentes de l’État, renchérit un observateur. Il semble normal que sa personnalité soit questionnée. Après tout, on fait de même pour Riad Salamé.»
C’est aussi ce que ce dernier a laissé entendre. Dans sa dernière conférence de presse à propos des dérives des comptes de la BDL, le gouverneur a souligné la responsabilité du conseil central de la Banque du Liban (BDL), dont le DG du ministère des Finances est membre. «Rien n’était caché», a-t-il dit.
Une fois encore, c’en est trop pour le haut fonctionnaire. «Les dépenses de la Banque centrale ne sont pas du ressort du conseil. Le Code de la monnaie et du crédit est très clair en cela. Nous n’avons par ailleurs jamais discuté – encore moins validé – les ingénieries financières décidées à partir de 2015. Quant au trou de la BDL, ce sont les auditeurs qui ont la charge de valider les comptes. Les membres du conseil reçoivent le rapport d’audit certifié, comme partout ailleurs dans le monde», avance-t-il.
Honneur bafoué
Le DG n’aime pas qu’on prenne les 3.000 fonctionnaires, qu’il dirige, pour de commodes agneaux sacrificiels. Ni qu’on vienne mettre en cause leur probité. «J’ai toujours eu à cœur de revaloriser l’administration. Je sais que les Libanais l’estiment corrompue et inefficace. Elle l’est souvent. Mais on y trouve toujours des hommes et des femmes au dévouement remarquable.» S’il s’énerve, c’est, dit-il, que l’opinion publique a aussi une image erronée des marges d’autonomie de l’administration publique face au pouvoir politique. «Elles sont étouffées par le champ d’action ministériel», résume-t-il. La mainmise politique, voilà le grand coupable. «En théorie, le directeur général dirige l’administration. Toutefois, depuis la nouvelle République, les ministres sont devenus super puissants, sans aucun contre-pouvoir. Si le ministre de tutelle veut annuler ou révoquer l’une des décisions du DG, rien ni personne ne l’en empêcheront», explique-t-il.
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Comment travailler dans ces conditions ? Comment surtout tenir 20 ans ? «Le premier secret de la longévité, c’est l’entêtement, s’amuse-t-il. Grosso modo, vous pouvez choisir de toujours faire ce qu’un ministre exige. C’est la solution la plus facile. Vous êtes tranquille : personne ne remettra en cause votre présence. Vous pouvez aussi devenir l’homme lige d’un homme politique, qui vous protège. Mais cela signifie que vous basculez dans le champ politique, ce qui pour l’administration est catastrophique. Enfin, vous pouvez être le bras droit de votre ministre.» Pour le DG, c’est le seul cas de figure acceptable. Encore faut-il que la tutelle politique aille en ce sens.
En 20 ans de carrière, Alain Bifani n’a connu pareille félicité qu’en de rares occasions, notamment au moment de sa prise de fonctions, en 2000, lorsqu’il forme un tandem équilibré avec l’économiste Georges Corm, nommé aux Finances par le Premier ministre Sélim Hoss.
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Cela semble être aussi le cas aujourd’hui avec Ghazi Wazni, l’ancien conseiller économique de Nabih Berry, novice en politique. «C’est son heure de gloire», s’amuse l’un de ses amis. Le DG est, il est vrai, dans les petits papiers du ministre, dont le plan de sortie de crise s’appuie sur le travail des équipes du ministère. N’a-t-on pas d’ailleurs proposé à Alain Bifani de le présenter devant la table de dialogue national ? Le haut fonctionnaire a décliné, arguant que là n’était pas son rôle.
Mais cela ne l’empêche pas de défendre le plan. «C’est un premier pas. Il présente au moins deux éléments importants : c’est d’abord la première fois qu’un diagnostic financier chiffré sérieux et précis est posé de manière exhaustive. Jusque-là, on était dans le déni. C’est ensuite la mise en place d’une base de négociation sérieuse, retenue par le FMI dans sa négociation avec le Liban», dit Bifani.
Reste à savoir si cette idylle ira au-delà des négociations.
Officiellement, Bifani ne commente pas ses relations avec les ministres, mais, pour Fouad Siniora, sa bête noire, il fait exception. Entre les deux, c’est une vraie guerre de tranchées. L’ancien Premier ministre aurait même demandé sa tête au Conseil des ministres. « Il a été à un rien de l’obtenir », confie une source informée.
Survivre dans un milieu hostile, Alain Bifani connaît. Le retour de Fouad Siniora aux Finances, après la victoire de Rafic Hariri aux élections de 2000, signe pour lui le début d’une très longue traversée du désert. «Il s’est positionné en “opposant de l’intérieur” : le dernier à tenir face à la “machine”», relate un consultant sous couvert d’anonymat. Dans son travail quotidien, cela signifie qu’il est voué aux marges.
«Il y a, malgré tout, des leviers à employer : on se rend devant les commissions parlementaires pour donner son point de vue… On transmet son avis au Conseil des ministres même quand on sait que celui-ci ne sera pas retenu… On fait appel aux institutions internationales, aux accords bilatéraux… Grâce à beaucoup de persévérance, j’ai réussi à rapatrier la direction de la dette publique au sein du ministère (auparavant sous la responsabilité de la Banque centrale et de cabinets d’audits extérieurs, NDLR) et à construire le département d’études macroéconomiques, deux entités qui fonctionnent aujourd’hui très bien.»
D’ailleurs, même réduite à sa portion congrue, sa marge de manœuvre fait la différence. Comme en 2018, quand son ministère a reconstitué tous les comptes publics entre 1993 et 2017, après des années de comptabilité erratique, voire de possibles malversations financières. La régularisation des comptes publics devrait permettre à la Cour des comptes de les valider, ce qui n’a pas été réalisé depuis 1993. «Vous ne pouvez pas imaginer les pressions subies pour qu’ils ne soient jamais reconstitués… Mais grâce au travail de mes équipes, on a retrouvé une certaine normalité comptable ainsi qu’une transparence, absolument nécessaire», assure le DG.
Mais ce dossier relance l’animosité légendaire entre le DG et son ancien ministre de tutelle. Se sentant visé (une large partie de la période visée concerne, il est vrai, ses mandats), Fouad Siniora crie au complot, pointe le Hezbollah dont il désigne le directeur des Finances comme le suppôt. Pour le DG, pas question de se laisser faire : il convoque à l’époque une conférence de presse – du jamais-vu – pour défendre le bilan de ses équipes et son honneur bafoué.
Des alliés
«Même s’il le nie, Bifani est fondamentalement un animal politique, commente un universitaire. Il n’aurait pas survécu vingt ans durant à la tête d’un des postes les plus exposés de la République sans avoir appris à manœuvrer au sein du marengo politique.»
Quand il arrive à la tête de l’administration du ministère des Finances, en 2000, il sait déjà naviguer dans ses eaux tumultueuses. On a repéré sa figure de premier de la classe, en 1998, lors des élections municipales de Beyrouth, sur la liste “antisystème”, c’est-à-dire à l’époque anti-Hariri. Lui assure n’avoir bénéficié d’aucun passe-droit. « Je ne suis pas allé faire des visites, je n’ai serré aucune main », se défend-il en souriant. Il n’a d’ailleurs rencontré le président de la République qu’après sa nomination. Le jeune Bifani affiche il est vrai un bon pedigree. Au sortir de ses études parisiennes, il a été recruté chez Arthur Andersen, l’un des plus importants cabinets de conseil et d’audit financier. À son retour à Beyrouth, quelques années plus tard, il revêt encore le costume de banquier : d’abord chez ABN Amro où il laisse le souvenir de quelqu’un de «compétent et d’efficace», ainsi que s’en souvient un ancien directeur, puis chez Thomson Financial Bankwatch.
Il bénéficie en plus d’un allié fidèle : Élias Murr, avec qui il a collaboré dans le privé quelques années auparavant, lorsqu’il avait monté sa propre société de conseil en stratégie et en finance. Gendre du président de la République de l’époque, Émile Lahoud, le fils de l’ancien ministre Michel Murr fait remonter son CV jusqu’au sommet de l’État. «J’étais perçu comme proche du général Michel Aoun, mais c’est le président Émile Lahoud qui a signé mon entrée en fonction», soutient-il comme si l’antagonisme avéré entre ces deux personnalités suffisait à conserver son honneur immaculé.
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Avec le “général”, le lien est personnel, quasi « émotionnel » au point que certains soupçonnent une histoire familiale. «Mais aucune attache familiale ne nous lie.» Dans l’équipe ministérielle de Sélim Hoss, qui dirige le pays au moment où on s’accorde sur la candidature d’Alain Bifani, ses compétences de technocrate persuadent le ministre des Finances d’alors, Georges Corm, que ce jeune de 31 ans sera l’homme de la situation. «Il avait une compétence technique poussée et maîtrisait très bien ses dossiers», se souvient Georges Corm.
Savait-il ce qui l’attendait ? Lui jure qu’il se voyait diriger le ministère des Finances quatre à cinq ans tout au plus. «Mais tout est d’une lenteur extrême au Liban», justifie-t-il, comme s’il se rendait compte seulement, à l’instant, que vingt ans ont passé. «La recomposition des comptes publics et financiers, c’est dix ans de ma vie. La négociation de la nouvelle norme d’échange automatique d’informations fiscales avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), neuf ans et ce n’est pas complètement fini. La restructuration des impôts, beaucoup d’années aussi… Malgré tout, je veux croire que nous avons redonné à l’administration libanaise une partie de sa légitimité perdue.» À ceux qui y voient un maigre bilan, le haut fonctionnaire se défend en affirmant choisir ses combats.
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La corruption? Impossible de lutter faute d’une réforme de la tutelle politique qui s’impose à l’administration. La fin du secret bancaire ? S’il milite pour sa levée, ses services n’ont pas les moyens de la décider. La réforme de la fiscalité ? Elle est prête, mais seul le politique pourrait la porter… À défaut, il vit comme une vraie réussite l’adoption de la nouvelle norme d’échange automatique d’informations fiscales, négociée avec l’OCDE. «C’est un véritable mécanisme de transparence. Il fait partie des chantiers les plus difficiles qu’il m’a été donnés de mettre en œuvre tant les pressions et les mesures dilatoires ont été nombreuses. Une majorité de l’establishment était fermement résolu à faire capoter le projet. Mais aujourd’hui, Le Liban n’a plus le choix : on sera mis au ban des nations si on ne signe pas.»
Le timing est en cela parfait : la norme CRS pourrait servir à récupérer des biens mal acquis et l’argent transféré à l’étranger au lendemain du mouvement de contestation du 17 octobre.
Vingt ans après son entrée dans l’administration, Alain Bifani est toujours là. «Avant le mouvement de contestation d’octobre 2019 et le démarrage de la crise économique, j’imaginais prendre trois mois de congé et finir ma thèse… J’avais également un livre en préparation… Mais je me vois mal aujourd’hui quitter le navire en pleine tempête.»
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L’homme assure ne pas vouloir continuer de trop longues années. Il jure toutefois n’avoir pas d’idées préconçues quant à une éventuelle future fonction. Même pas à la tête de la BDL ? En bon maronite, son nom avait été évoqué, il y a quelques années lorsque le cinquième mandat de Riad Salamé semblait en jeu. «C’est un candidat possible. Peut-être pas le plus évident, mais il serait à sa place», songe son ami d’adolescence.
«Non, non, non, répond Alain Bifani. Il n’y a pas d’échéance. Arrêtons de toujours vouloir trouver des motivations étroites à chaque engagement public. De toutes les façons, il faudrait être fou pour en rêver en ce moment, vous ne croyez pas ?» |
Cet article a été modifié le 06 juin 2020. Ce passage du texte original : "Reste à savoir si cette idylle ira au-delà des négociations. D’autant que la division Moyen-Orient de l’institution internationale est dirigée par un ancien ministre des Finances, Jihad Azour, avec qui, dit-on, il n’a pas toujours été en bons termes." laissait supposer que le directeur de la division Moyen-Orient du FMI, pouvait intervenir dans le cours des négociations. Ce qui n'est pas le cas ; sa fonction ne l'y autorisant pas.