Dans le Larousse, la trilogie est définie comme étant, « dans la Grèce antique, [une] série de trois œuvres théâtrales, dont les sujets font suite les uns aux autres (…) ; « trois choses qui vont ensemble, qui constituent un tout ». Dans le monde de l’éducation, parents d’élèves, établissements scolaires et enseignants forment, eux aussi, une trilogie : celle d’une famille réunie, d’une mission partagée et d’un sort commun.

Ensemble, ces trois sujets affrontent une rude épreuve qui prend les élèves pour otages, les enseignants pour victimes et les écoles pour syndics de faillite ! L’enseignement privé se retrouve aujourd’hui - quasiment seul - face à son destin, à l’instar d’autres secteurs dans le pays, et non des moindres certes, mais la démission étatique est particulièrement grave dans un domaine-pilier d’avenir.

Les Libanais auraient (peut-être) pu comprendre le renoncement de l’Etat à son devoir si celui-ci avait démontré, autrement que par le verbe, que les écoles et lycées publics étaient une priorité et si la qualité de l’enseignement public n’avait rien à envier à celle des grands établissements privés de renommée. Mais tel n’est toujours pas le cas, malgré le dévouement d’un corps professoral souvent qualifié et malgré des chapitres épars d’engagement ministériel. Que l’Etat se soit souvent mis en marge des problématiques du privé est une vérité ; celle de la palisse, mais pas tant par souci de distanciation et de respect de la liberté de l’enseignement élevée au rang des garanties constitutionnelles, que par souci du moindre effort.

Aujourd’hui, l’implication de l’Etat n’est plus optionnelle ; c’est une obligation, une obligation naturelle si l’on s’en tient à l’essence même du droit à l’éducation.

Légalement, depuis le 17 août 2011, l’enseignement élémentaire est obligatoire. Sa gratuité (corollaire) est censée être assurée principalement par le biais de l’enseignement public. Par « élémentaire », la loi entend les cycles primaires et complémentaires (décret 10227 du 8 mai 1997), soit neuf années scolaires. Sous cet angle, les écoles privées contribuent à mettre en œuvre l’impératif législatif de l’enseignement élémentaire obligatoire. Elles complètent ainsi les structures publiques qui par manque d’effectifs ne seront pas en mesure d’absorber l’afflux d’élèves migrant du privé vers le public, dont le nombre était déjà estimé à 39189 en janvier. Aussi, toute surenchère invitant à se suffire de l’enseignement public (qui, d’ailleurs, mérite toute attention, appui et affermissement) constituerait une violation des droits et des libertés constitutionnelles, indépendamment de toute autre considération.

Mais si la dégradation de la situation économique et financière a forcé des milliers de parents d’élèves à basculer vers le secteur public, les près de 58000 enseignants du privé, eux, n’ont pas de « plan B ». Depuis le déclenchement de la crise, plus de 13000 enseignants ne sont plus rémunérés selon les chiffres du Syndicat des Enseignants. Cela veut dire que 13000 familles vivent désormais dans la précarité. D’autres ont vu leurs salaires baisser entre 30% et 70%, sans parler de l’inflation qui les a touchés de plein fouet puisqu’ils sont payés en livres libanaises. A cette réalité désastreuse s’ajoute le risque de licenciements de fin d’année qui mettraient au chômage ceux et celles à qui nos enfants étaient confiés. Le licenciement pour cause économique n’étant pas prévu dans la loi organisant le corps professoral du 15 juin 1956 (contrairement au code du Travail qui ne s’applique pas aux enseignants), les tribunaux auront à trancher au cas par cas, en fonction de la preuve que l’établissement aura à fournir, la charge de la preuve incombant à celui ou celle qui avance la réalité d’un fait.

Enfin, dans la trilogie, il reste les établissements scolaires dont les rapports avec les parents d’élèves sont règlementés principalement par la loi 515 du 6 juin 1996. Cette loi a doté les comités de parents de certaines prérogatives au niveau du budget de l’établissement, mais son application se heurte à de nombreux obstacles et les relations sont de plus en plus conflictuelles à l’ombre d’un contrôle limité du ministère de l’Education et d’une inertie des conseils arbitraux compétents en la matière, dont les membres doivent être nommés par le gouvernement. La Covid-19 a amplifié le problème. Malgré les efforts louables du ministère de l’Education, les établissements souffrent d’un manque de liquidités, les parents se prévalent des coûts réduits de l’enseignement à distance et les uns et les autres se livrent à des batailles souvent médiatiques, parfois judiciaires, toujours désolantes.

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Dans ce schéma, à partir de l’impératif législatif de l’enseignement élémentaire, et dans le cadre constitutionnel qui gouverne la matière, il incombe à l’Etat d’élever l’éducation au rang des priorités premières. Celui-ci doit prendre conscience de l’ampleur du drame et de ses retombées sociétales, non seulement à court terme mais aussi à moyen et long termes. L’éducation se situe dans la lignée des choix stratégiques d’un pays. Restructurer la dette publique est une nécessité, « restructurer » les assises humaines en est une aussi. Dans quelques années, le pays aura peut-être surmonté la crise économique, financière et bancaire, par des ingénieries diverses, des montages adaptés. Nous l’espérons. Mais le vrai défi demeurera l’Humain. Qu’aurons-nous fait de son éducation ? Que vaudra le redressement des chiffres si des centaines de milliers de « Mozart(s) » auront été assassinés ?

L’Etat doit saisir aussi l’urgence de la situation. L’effondrement du secteur éducatif est imminent. Certains établissements sont déjà dans le rouge ; d’autres se battent mais endurent, d’autres encore puisent dans leurs réserves ou misent sur une structure plus large et solide à laquelle ils appartiennent. Le corps professoral est épuisé ; les parents n’en sont pas moins affligés.

Quelles mesures ?

Pour éviter le clash et sauver la famille trilogique, les autorités doivent prendre des mesures urgentes et exceptionnelles, en prenant en compte les intérêts, les difficultés et les situations respectives de chacun des acteurs. L’exercice requiert des sacrifices, certes, mais si l’Etat offre un plan rationnel et salutaire, les protagonistes suivront.

Au niveau du Parlement, des législations d’exception, à caractère provisoire, applicables dans l’immédiat, devraient être votées pour permettre aux établissements scolaires de réduire leurs dépenses, ce qui se répercuterait positivement sur les frais de scolarité et les salaires des enseignants. Les députés pourraient ainsi :

- Réduire pour une année, deux ou trois, les redevances des établissements scolaires auprès de la Caisse des Indemnités du corps professoral dans les écoles privées, à condition de solder les impayés. Une étude actuarielle est en cours afin de définir le taux réduit qui n’affecterait pas la pérennité de la Caisse.

- Réviser les conditions de liquidation des indemnités de fin de service et de la pension retraite, en introduisant (par exemple) des tranches en pourcentage en fonction du nombre des années de service.

- Exempter d’impôts et de taxes, sur trois années fiscales, les établissements scolaires, à concurrence de l’aide financière qu’ils offrent à leurs élèves, selon un pourcentage à définir.

- Imposer un délai optimal au cours duquel devront être tranchés les litiges opposant les enseignants aux établissements scolaires, notamment lorsqu’il s’agit de salaires impayés et d’indemnités dues.

- Explorer la possibilité financière pour l’Etat de subventionner, sur une année ou deux, jusqu’à 65% de la scolarité, pour chaque élève dans l’enseignement élémentaire privé, sur la base du coût réel dans l’enseignement public, étant donné que l’élémentaire est obligatoire pour tous. Un précédent est à signaler dans ce sens (la loi 46 du 21 novembre 1987 en vertu de laquelle l’Etat a contribué, à concurrence de deux milliards de livres libanaises, en aides aux scolarisés dans les écoles privées).

A son niveau, le gouvernement doit lui aussi accompagner la trilogie, afin de prévenir et de régler tout dérapage dans les relations entre ses trois acteurs. La cellule de crise créée le 18 mai dernier au sein du ministère de l’Education lui permet d’intervenir plus efficacement (dans le cadre et les limites de ses prérogatives telles que définies par la loi) et de trancher plus rapidement, les différents acteurs de la sphère pédagogique étant de la partie. Il s’agit aussi, à titre d’exemple, de simplifier la procédure relative à l’étude du budget, telle que définie dans la loi 515 susmentionnée. L’exécutif doit également accélérer et finaliser la nomination des membres des conseils éducatifs arbitraux, afin de permettre à ces conseils d’exercer pleinement leurs fonctions. Enfin, la commission créée par le ministre Tarek Majzoub le 7 juin, sous sa présidence, avec pour mission celle de prospecter la situation dans le domaine éducatif, sera appelée à proposer des mesures concrètes, pragmatiques et, surtout, urgentes.

« La chose la plus importante à l’homme, c’est l’éducation », proclamait Antiphon au Ve siècle av. J.-C. La paideia grecque affichait alors un but politique : former les défenseurs de la cité. Ceux-ci méritent bien aujourd’hui, dans un Liban qui s’apparente à bien des égards dans sa crise à la Grèce contemporaine, une éducation digne, une éducation de qualité, condition sine qua non, sinon de son excellence, du moins de sa survie…


* Avocat du Syndicat des Enseignants et ancien ministre de l’Intérieur