Alors que le risque de bail-in et d’une ponction sur les dépôts fait trembler les clients des banques libanaises, ceux qui se sont laissés tenter par des dépôts structurés sont d’ores et déjà confrontés à un arbitrage difficile.
Face à la crise que traverse le pays, la question n’est pas tant le montant des pertes – colossal - que leur répartition. Parmi les nombreux exemples qui illustrent les implications de la crise financière pour les épargnants, il y a celui de Joanna (son prénom a été changé), cliente de la Bank Audi.
En 2018, son banquier lui a proposé de placer son argent dans ce qui est défini dans le contrat en anglais comme un « time deposit », mais dont le nom dans le jargon financier est « credit link deposit », c’est-à-dire un dépôt structuré, adossé à un risque de crédit. Concrètement, la cliente a accepté de placer son épargne dans un compte bloqué en dollars pendant deux ans avec une rémunération supérieure à celle d’un dépôt classique, en l’occurrence 6,5 % par an. Mais en échange, elle a accordé à Bank Audi la possibilité de la payer à échéance avec des titres de dette publique libellés en dollars. Le contrat conclu entre les deux parties est clair : « la banque peut choisir, à sa propre et absolue discrétion, de repayer le principal à maturité soit en liquide soit en transférant au client des eurobonds émis par l’État libanais » lit-on dans le contrat qui précise que ces eurobonds pourraient « avoir une valeur inférieure ou supérieure à leur valeur nominale ».
« Ce type de produit est intéressant pour les banques en termes à la fois de gestion des liquidités et de capital car il leur permet de libérer du capital en transférant le risque vers le client et les autorise à rembourser autrement qu’avec des liquidités » explique un financier, sous couvert d’anonymat. « Mais à l’époque, il était aussi intéressant pour les épargnants, puisque les eurobonds sont des titres souverains en dollars, et qu’en théorie du moins, un dépôt classique au Liban ne peut pas être moins risqué que le risque souverain » ajoute-t-il.
Combien sont-ils à avoir souscrit à ce type de produits ? Impossible à dire, la BDL n’ayant pas répondu à nos demandes d’entretien. La Bank Audi, qui n’est pas la seule banque concernée, évoque pour sa part des « centaines de clients », sans divulguer le montant total engagé.
Pour Joanna, en tout cas, c’est la douche froide. « On m’avait dit qu’il était improbable que la banque exerce l’option d’un remboursement en eurobonds », raconte-t-elle. « Qui aurait cru que l’État libanais qui avait un historique irréprochable vis-à-vis de ses créanciers, même dans les pires crises, pourraient faire défaut sur sa dette en dollars ? », argumente la banque.
C’est pourtant ce qui s’est passé, et l’option d’un remboursement en liquide n’est évidemment plus à l’ordre du jour. Or le prix des eurobonds s’est effondré sur le marché secondaire, où un titre valant un dollar s’échange au mieux autour de 20 cents. « Si je prends les eurobonds c’est un haircut de 80 % sur mon dépôt » s’alarme la cliente.
Anticipant cette réaction, la banque, en coopération avec la BDL, fait à ses clients une offre alternative : 25 % du montant du dépôt payé en liquide (en dollars libanais), et 75% convertis dans des certificats de dépôt en dollars à la BDL. Ses titres seraient rémunérés pour moitié au taux de 5,5 % et pour moitié à 6,5 % avec des maturités respectives de 2024 et 2028, sachant que les intérêts sont désormais payés à moitié en livres libanaises.
Des choix compliqués
« On m’a dit que je peux espérer ainsi récupérer une partie de mon capital dans quatre ans et une autre dans huit ans, car il est impossible que la Banque centrale fasse faillite », affirme Joanna. Mais c’est aussi ce qu’on lui avait dit sur l’État, il y a deux ans. A ce stade, rien ne garantit que la BDL pourra payer l'intégralité des sommes dues en dollars à échéance. Le client se retrouve donc face à un choix difficile. S’il veut vendre ses eurobonds, il a intérêt à trouver un client étranger pour obtenir du « fresh money », qu’il pourra ensuite réinjecter dans le système bancaire en les doublant, ou s’il a cette possibilité, les placer à l’étranger, dans l’idée de récupérer à terme une partie de la perte encourue.
S’il garde les titres jusqu’à la maturité, il subira certainement un « haircut », mais le montant de celui-ci dépend des négociations entre l’État libanais et ses créanciers. « Les négociations se faisant série par série, le meilleur cas de figure est celui des séries dans lesquelles il y a une part importante d’investisseurs étrangers, qui ont une batterie d’avocats internationaux, et qui obtiendront les meilleures conditions. Mais ce ne seront certainement pas ceux que les banques donneront à leur client en priorité », souligne un financier.
Un autre estime qu’en tout cas, avec « l’implication de fonds étrangers, les détenteurs d’eurobonds pourraient mieux s’en sortir que d’autres créanciers, ce qui expliquerait pourquoi les banques préfèrent garder les eurobonds et donner à la place des certificats de dépôt de la BDL ».
La banque échangerait ainsi son risque sur la BDL par un risque sur les eurobonds tandis que les clients, eux, transfèreraient leur risque sur l’État par un risque sur la BDL, en faisant le pari, osé, d’une résolution en douceur de la crise qui épargnerait la banque centrale.
C’est le choix qu’a fait Joanna. « Personnellement, je peux me permettre d’attendre dans l’espoir de récupérer à terme la totalité de mon argent, et me contenter des intérêts. Mais qu’en est-il des retraités et des petits épargnants qui ont besoin d’argent ? Par souci de justice sociale, n’aurait-il pas fallu proposer un traitement différencié selon le profil des clients ? » se demande-t-elle. À la Bank Audi, on souligne toutefois que « les investisseurs étaient conscients du risque pris, puisqu’ils ont bénéficié de rémunérations attractives » et qu'en outre « on leur propose aujourd’hui une alternative ».
Pour ceux qui s’estiment lésés, reste l’option d’un recours en justice. « Mais le contrat qu’ils ont signé étant clair, et le produit proposé pas particulièrement complexe, ils devront prouver qu’ils ont été induits en erreur » souligne une avocate, sous couvert d’anonymat.
Quid du régulateur ? « En principe, l’Autorité des marchés financiers (CMA) impose aux banques d’effectuer un test d’adéquation, un « suitability test », pour évaluer le profil des investisseurs avant de leurs proposer un produit financier », souligne un des financiers précités. Contactée par Le Commerce du Levant, la CMA affirme toutefois « que ces produits relèvent de la BDL car il s’agit de dépôts. Par conséquent, toutes plaintes à cet égard doivent être adressées à la BDL, ou la Commission de contrôle des banques ».