C’est un scénario bien connu des pays en développement : un taux de change fixe insoutenable, une mauvaise gestion financière, un niveau de dette astronomique et une réputation d’emprunteur érodée. Ajoutez-y des années de gouvernance corrompue et vous obtenez tous les ingrédients d’un désastre, comme maintes fois observé en Argentine, en Indonésie, etc.
Le Liban est le dernier pays en date à emprunter ce triste chemin, et pour qui le retour à la “normalité” post-Covid-19 consiste à affronter un “Armageddon” économique inédit dans son histoire moderne. Malheureusement, comme pour les Argentins et les Indonésiens avant eux, les Libanais sont désormais à cours d’options pour éviter la catastrophe.
Comme d’autres pays criblés de dette ayant vécu ce même scénario, le Liban a besoin d’une injection massive de liquidités. Mais ses bailleurs de fonds traditionnels, particulièrement dans le Golfe, se sont lassés des performances décevantes du pays. De même, la vaste et prospère diaspora libanaise, qui transfère plus de sept milliards de dollars de remises chaque année dans le pays, encouragée par des taux d’intérêt mirobolants (finalement trop beaux pour être vrais), n’a plus confiance dans le secteur bancaire. Voici la dure réalité : il n’y aura pas de retour à la situation pré-Covid-19, du temps où les dollars coulaient à flots dans les distributeurs au Liban.
Instinctivement, la population le ressent et sait qu’elle ne pourra avoir recours aux canaux de sauvetage habituels. Elle reporte par conséquent ses espoirs sur une autre source potentielle de fonds : les avoirs détournés au fil des années par la classe politique corrompue et dissimulés à l’étranger sur des comptes bancaires secrets ou à travers des sociétés-écrans.
Malheureusement, pas besoin d’être un cynique stratège politique pour conclure que les résultats des précédentes affaires de restitution de biens, initiées parfois à partir de faits bien plus accablants que ceux au Liban, n’augurent rien de bon. Considérons ce qui est peut-être le meilleur exemple et le cas le plus abouti : le pillage commis par l’ancien homme fort du Nigeria, Sani Abacha, au pouvoir entre 1993 et 1998. Le Nigeria a réussi à récupérer une partie du butin : 225 millions de dollars ont été renvoyés par le Lichtenstein au terme d’une procédure qui a duré de 1999 à 2004, et 700 millions de dollars ont été rapatriés par la Suisse entre 1999 et 2007. Parallèlement, l’île de Jersey a mis quatre ans à restituer près de 160 millions de dollars. En 2017, enfin, au terme d’un procès qui a duré des années, quelque 321 millions de dollars ont dû être retournés par des membres de la famille Abacha aux caisses de l’État nigérian. Certaines affaires sont toutefois toujours en cours, dont plusieurs en appel depuis plus de dix ans.
Même avec une cible unique et simple comme Abacha – parvenu au pouvoir par un coup d’État militaire et mort en fonction, ce qui a facilité sa reclassification posthume en criminel et le lancement d’une procédure de recouvrement –, le processus est ardu et complexe. Il comprend quatre étapes : le traçage, le gel, la confiscation et le rapatriement. Chacune d’elles peut prendre des années, même dans des conditions favorables. Plus encore, le pays victime doit défendre lui-même sa cause. Au Nigeria, qui retournait à la démocratie après des années de dictature militaire, avec une vraie volonté politique de localiser les fonds volés, ce combat tombait sous le sens. Au niveau du gel des avoirs, Abacha était déjà décédé et ne pouvait donc plus réagir en les plaçant hors de portée.
Mais on ne parle ici que de fragments de l’enquête. Viennent ensuite de longues batailles judiciaires pour obtenir des jugements permettant de mettre la main sur les fonds pour, enfin, les rapatrier.
Dans le monde arabe, prenons le cas de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, renversé en 2011. Près d’une décennie plus tard, aucune des affaires de récupération des fonds volés lancées contre lui n’est parvenue à dépasser ces quatre étapes. Ironiquement, le plus grand succès contre le dictateur tunisien évincé Zine el-Abidine ben Ali s’est soldé par la remise d’un chèque de 28,8 millions de dollars de la Lebanese Canadian Bank, tiré sur le compte de l’ex-femme du chef d’État. La Tunisie avait alors pu compter sur le Qatar, qui accueille le Forum arabe pour le recouvrement des avoirs (AFAR), et qui avait pesé dans la balance. Le procureur général de l’émirat, qui est également fonctionnaire anticorruption à l’Organisation des Nations unies, lui avait d’ailleurs remis le chèque en personne, après qu’une cour d’appel libanaise se soit conformée à la décision de son homologue tunisienne.
Le Liban aurait du mal à reproduire pareil succès. Il est en effet peu probable que le système judiciaire libanais accuse et condamne un politicien en activité, en raison du recours habituel aux menaces de résurgence des tensions confessionnelles. Il n’est pas dit de toute façon que les fonds pillés soient placés dans des pays arabes, où pourrait intervenir l’AFAR, sachant que c’est plutôt le Liban qui jouait le rôle de récepteur privilégié des fonds des élites arabes.
À supposer que l’on parvienne à identifier des fonds détournés et que les délais de la procédure soient suffisamment courts pour avoir un impact significatif, le Liban n’a pas affaire à un seul dictateur, mais une myriade de responsables appartenant à des blocs politiques prétendument rivaux, membres de la même kleptocratie. En effet, des cibles évidentes dont les fonds auraient pu être contestés ont longtemps été protégées par le consensus politique occidental sur le Liban et leurs pratiques ont été tolérées.
Certes, pour des Libanais qui voient la facilité avec laquelle les juridictions internationales imposent des sanctions financières aux individus liés au Hezbollah, il y a une certaine logique à se raccrocher à l’espoir d’un recouvrement des fonds. Mais le rapatriement des fonds volés par la classe politique traditionnelle est une autre affaire. Le Hezbollah est un acteur impopulaire dans un conflit géopolitique vieux de plusieurs décennies et considéré comme une organisation terroriste par beaucoup de juridictions financières. Pour les politiciens libanais accusés de vol, les eaux sont beaucoup plus troubles.
Preuve en est, le gouvernement suisse a récemment rejeté une demande libanaise de gel d’actifs. Pour aboutir, ces démarches doivent s’inscrire dans des accords internationaux bien établis, comme la Convention multilatérale concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, ou tout autre protocole relevant des affaires criminelles. Mais ces conventions, pour fonctionner correctement, impliquent une transparence, une mise en conformité et une diligence des deux côtés. Malheureusement mais sans surprise, les autorités suisses n’ont pas trouvé les autorités libanaises suffisamment coopératives. Aucune preuve sur l’origine douteuse des fonds n’a été présentée. D’autre part, bien qu’un gouvernement d’intérim ait été mis sur pied, le Parlement libanais, lui, est toujours le même et le système politique n’a pas été renversé comme en Égypte ou en Tunisie. Concluant leur décision de rejet, les Suisses ont laconiquement souligné que la disposition concernant le gel des biens prévue dans leur loi sur les actifs étrangers d’origine illicite « n’est pas un outil d’imposition de changement dans d’autres pays ».
Pour conclure, cette chimère de la restitution des fonds ne se matérialisera pas de manière à résoudre l’actuelle crise monétaire et fiscale. Le jeu est perdu d’avance. Une solution plus probable à la débâcle économique pourrait venir du Fonds monétaire international (FMI). Le gouvernement s’est déjà engagé dans cette voie et plusieurs acteurs-clés de l’establishment la considèrent comme inévitable. On ne peut qu’espérer que la population libanaise, qui s’appauvrie de jour en jour, soit soulagée par les réformes structurelles qui accompagneraient l’intervention du FMI, car les fonds volés, eux, ne sont pas prêts de rentrer.
*George Ajjan est consultant en stratégie politique. Il a contribué aux campagnes électorales de plusieurs représentants politiques aux États-Unis, au Moyen-Orient, en Australie et en Afrique. Il a également été candidat au Congrès américain en 2004.