Avec la crise, les hôpitaux privés, qui représentent plus de 85 % des lits disponibles dans le pays, sont pris à la gorge. Entre les retards de paiement de l’État, l’explosion des coûts et la baisse de l’activité, les structures de taille moyenne sont particulièrement fragilisées.
En avril, l’hôpital Notre-Dame de Jounié, fondé en 1963, a manqué de fermer ses portes. S’il a finalement maintenu son activité, c’est au prix d’un énorme sacrifice : l’établissement est passé de 140 à 50 lits et a licencié la moitié de son effectif.
Son problème ? Les retards de paiement de l’État, que ce soit le ministère de la Santé ou les différentes caisses couvrant les employés du secteur public (armée, FSI, Sûreté générale, douanes…). Le dernier versement de l’État aux hôpitaux privés a eu lieu en février pour un montant de 450 milliards de livres libanaises, soit 300 millions de dollars au taux officiel, alors que les « dettes cumulées s’élèvent à 2 400 milliards de livres libanaises (1,6 milliard de dollars au taux officiel, NDLR) », selon le président du Syndicat des hôpitaux privés Sleiman Haroun.
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Sans paiements rapides, ou un accord sur un rééchelonnement, le syndicat menace le gouvernement d’une “grève des admissions” : les établissements privés cesseraient alors d’accepter les patients bénéficiant de tiers payants publics. «L’admission de ces patients resterait bien sûr toujours possible aux urgences », tempère Sami Rizk, du Lebanese American University Medical Center – Rizk Hospital (LAUMC-RH).
Les retards de paiement de l’État ne sont pas nouveaux, et la plupart des hôpitaux privés ont appris à s’en accommoder avec le temps, trouvant un schéma bancal pour fonctionner. «Avant la crise, l’État mettait entre 15 et 24 mois à nous rembourser. Je devais donc m’endetter pour financer ces délais : auprès des fournisseurs d’abord, que nous payions en général six à neuf mois après la commande ; auprès des banques ensuite, qui m’octroyaient des facilités et des délais de paiement. Mais aujourd’hui, je n’ai plus accès aux banques et mes fournisseurs demandent de payer dans un délai d’un à trois mois, quand ce n’est pas à la commande», témoigne Christian Adaïmi qui dirige Notre-Dame de Jounié.
Le cas de cet établissement n’est pas une exception. Avec la crise, tous les hôpitaux privés affrontent une équation insoluble avec, d’une part, des dépenses qui gonflent de manière exponentielle du fait de la dépréciation de la livre libanaise et, d’autre part, des recettes qui s’effondrent.
Explosion des coûts
Le décrochage de la livre libanaise face au dollar se traduit en effet par une explosion des coûts, d’au moins 30 à 40%, selon les différents témoignages de patrons d’hôpital. «Il faut d’urgence que nous retrouvions une certaine stabilité monétaire ; c’est le seul moyen d’avoir un minimum de visibilité financière», fait valoir Martine Orio, de l’Hôtel-Dieu de France.
Car, même si les importations de médicaments restent couvertes par la circulaire n° 530 de la Banque centrale, qui garantit aux hôpitaux un taux de change à 1 507,5 livres le dollar (à hauteur de 85 % du montant de la facture), une part non négligeable de leurs besoins reste en dehors de ce mécanisme de subvention. C’est le cas notamment du matériel médical, officiellement couvert à 50% par une autre circulaire de la BDL, mais dont l’application est très largement défaillante, aux dires des responsables d’hôpitaux interrogés.
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«Si une grande partie du matériel médical est subventionnée ce n’est pas le cas de certains produits essentiels comme les équipements, les pièces de rechange ou le matériel de protection», ajoute Sami Rizk.
Conséquences directes : des ruptures de stocks sur un nombre alarmant d’équipements ainsi que des tensions inflationnistes sur le prix des appareillages encore disponibles. «Les fournisseurs exigent maintenant des “dollars frais”, accessibles uniquement au marché noir. Pour nous, c’est impossible», confie-t-il encore.
En parallèle, les hôpitaux affrontent une baisse importante de leur activité, liée pour une partie à l’épidémie du coronavirus et, pour une autre, à la détérioration des conditions de vie de la population. «Nous faisions partie des hôpitaux privés qui ont accepté de prendre en charge des malades du Covid-19. Cela a demandé une réorganisation complète de notre mode de fonctionnement avec la fermeture des cliniques externes et l’arrêt des actes électifs, c’est-à-dire non urgents. Sans compter un lourd investissement, d’environ un million de dollars, pour équiper les trois étages réservés aux patients du coronavirus et fournir le matériel de protection nécessaire pour le personnel médical et infirmier», signale Sami Rizk.Mais ce réaménagement a entraîné une baisse d’activité notable : «On était à 30% de taux d’occupation pendant les deux mois où le pays a été confiné», ajoute-t-il.
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Le problème, c’est que les patients ne sont pas retournés quand les établissements sont revenus “à la normale”. «Certains ont développé une peur panique du milieu hospitalier avec l’épidémie », concède Martine Orio.
Mais c’est surtout l’énorme récession qui frappe le pays qui explique la désaffection. «Les Libanais n’ont simplement plus les moyens de se faire soigner et une majorité retardent les soins non essentiels», assure le pathologiste Fadi Assi, qui travaille notamment à l’hôpital franco-libanais de Zahlé.
Il faut en effet se rappeler que, pour la plupart des Libanais, les soins de santé ne sont que partiellement, ou pas du tout, pris en charge. En effet, sur les dépenses totales de santé au Liban, les ménages payent en moyenne 32% de la facture, contre 34% à la charge des assurances privées ou des tiers payants, et 30% par le gouvernement.
Pour Martine Orio, au moins 60% de la population n’a plus accès aujourd’hui à une couverture santé, autre que celle fournie “en dernier recours” par le ministère de la Santé, car «il ne faut pas oublier que les très nombreux salariés qui perdent leur emploi perdent aussi leurs accès à la Caisse nationale de Sécurité sociale».
Cette nouvelle réalité a un impact sur l’activité hospitalière : selon leur taille et la région où ils sont installés, la contraction varie de 30 à 80% par rapport à l’année dernière.
Catastrophes en série
Quand on cumule, cela donne une véritable bombe à neutron. Surtout pour les hôpitaux de taille moyenne – la majorité des structures privées en région – qui accueillent de nombreux patients à la charge de l’État. «Le public, c’était 90 % de notre clientèle», confirme Fadi Assi, en évoquant l’hôpital de Tel Chiha à Zahlé où il intervient également. Inévitablement, dans cet établissement, qui survit désormais avec un taux d’occupation de 35 à 45%, des chambres ont été fermées, le personnel en contrats à durée déterminée n’a pas été renouvelé et tous les congés pris.
Même ceux qui comptent parmi leurs patients une plus large base de clientèle prise en charge par les assurances privées ont du mal à tenir. L’hôpital Nini à Tripoli, dont 40% des patients sont couverts par des organismes privés, et qui accuse plusieurs centaines de millions de livres libanaises de pertes mensuelles depuis avril, a fermé plusieurs ailes et n’a gardé qu’un seul bloc opératoire opérationnel. «On a également diminué le temps de travail du personnel d’un tiers et réduit d’autant les salaires, mais sans licencier à ce jour», précise son directeur Wahib Nini, petit-fils du fondateur.
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Les grands établissements s’en sortent relativement mieux, car ils bénéficient encore de facilités bancaires, et ont parfois des revenus en devises. «Les assurances ont arrêté de nous payer en dollars. La seule source de devises, ce sont les patients étrangers qui se font soigner via notamment la Caisse des Français de l’étranger, mais cela reste un épiphénomène, qui ne nous permet en aucun cas de payer nos fournisseurs», souligne la directrice générale de l’Hôtel-Dieu de France.
Pour eux aussi la crise se fait durement ressentir : après avoir subi une baisse de son activité de l’ordre de 70% durant l’épidémie, l’Hôtel-Dieu remonte la pente avec difficulté. «En mai, notre activité était en baisse de 35% par rapport au même mois de l’année passée», affirme Martine Orio.
Un niveau insuffisant pour équilibrer les comptes. «Entre nos frais qui explosent et nos patients qui désertent, nous finirons l’année avec un déficit.» Même constat du côté de l’Hôpital libanais de Geitaoui, qui compte en temps normal 260 lits et emploie 700 salariés. La direction a déjà fermé une aile, mais fonctionne toujours à 60% de ses capacités. «On aurait besoin de 70% pour équilibrer nos comptes », explique Pierre Yared, qui codirige cet établissement fondé en 1927 appartenant à la Congrégation des sœurs maronites de la Sainte-Famille.
Absence de vision
Au-delà de la conjoncture, la crise révèle des dysfonctionnements plus anciens et bien plus profonds. Parmi les très nombreux problèmes que les professionnels pointent du doigt, c’est l’existence d’un système de santé à deux vitesses qui figure parmi les plus cités. Avec, d’un côté, une myriade d’acteurs publics, qui représentent plus de trois millions d’assurés. Ceux-ci paient néanmoins un “montant dérisoire”, aux dires des patrons d’hôpital interrogés dans le cadre de cette enquête. «En deçà de nos coûts réels», explique Christian Adaïmi. De l’autre, des acteurs privés, parmi lesquels les assurances, qui représentent autour de 500.000 assurés. Pour un même acte, ces derniers se voient facturer des prestations bien plus onéreuses afin de compenser les tarifs dont s’acquitte le public. «Cela fait longtemps que les prix ne sont plus adaptés : la tarification des actes médicaux n’a pas été changée depuis la fin des années 1990. Du coup, pour s’en sortir, tout un système parallèle s’est mis en place», reconnaît Wahib Nini.
Pour survivre, certains hôpitaux privés font donc du volume, n’hésitant pas à sur-prescrire. Si ces pratiques ne sont pas les seules en cause, elles expliquent au moins en partie pourquoi le Liban dépensait en 2017 quelque 719 dollars par habitant pour se soigner, selon l’Organisation mondiale de la santé. «Ce chiffre est élevé si on se compare au niveau régional comme par exemple à la Jordanie ou à la Tunisie qui sont de l’ordre de 244 dollars et 257 dollars respectivement. Mais au niveau international, le coût est plus qu’acceptable», souligne Michèle Kosremelli Asmar, de l’Université Saint-Joseph.
Pour Christian Adaïmi, il n’y a qu’un moyen pour lutter contre les abus : «Uniformiser les caisses, mettre en œuvre une seule tarification entre les tiers payants existants et les informatiser.»
Le secteur paye aussi le prix de l’absence d’une stratégie cohérente. «Il y a un énorme problème de planification, souligne Martine Orio. On laisse n’importe qui ouvrir n’importe où sans se préoccuper des besoins réels de la population, ni des coûts que cela induit. Il n’y a pas de stratégie nationale. Ainsi, on se retrouve avec un marché agressivement concurrentiel à Beyrouth et dans le Mont-Liban quand d’autres régions n’ont pas assez de lits.»
Pour Walid Hallassou, ancien directeur général de Globmed Group, le plus gros gestionnaire de service dans le secteur de l’assurance-maladie et fondateur de Waltzing Elephant, une start-up qui développe des solutions numériques pour le secteur pharmaceutique, les hôpitaux privés ont une part de responsabilité dans cette inadéquation entre l’offre et la demande : «Ils n’ont pas réussi à se répartir les services de soins de manière équitable et pertinente. Le ministère de la Santé ne joue pas non plus son rôle de régulateur, alors que dans de nombreux pays, l’État intervient pour réguler et décider, par exemple, dans quelle structure un IRM se justifie, dans laquelle il ne se justifie pas. Aujourd’hui, presque tous les hôpitaux se sont dotés de départements de chirurgie cardiaque alors que seuls quelques-uns auraient dû se spécialiser sur ce créneau, tandis que d’autres auraient pu se concentrer sur leur maternité ou l’orthopédie. De cette façon, les hôpitaux vivraient moins sous le couperet d’investissements lourds à rentabiliser, et pourrait chercher à attirer une clientèle de toutes les régions», fait-il valoir.
Si rien n’est fait, le secteur de la santé va subir à assez court terme une violente restructuration, qui ne sera ni organisée ni planifiée. Les hôpitaux, qui ne bénéficient pas du soutien d’une confrérie religieuse ou de l’appui d’un pays étranger, seront vraisemblablement les plus impactés. «C’est la santé des Libanais qui est en jeu», s’alarme l’association Human Rights Watch dans un communiqué. Un enjeu à prendre avec d’autant plus de considération que les 165 hôpitaux privés représentent 80 à 85% du nombre de lits disponibles dans le pays, estimé à 15.000 au total.
D’ores et déjà, des médecins prennent le large, menaçant la qualité des soins prescrits. «Chez moi, deux médecins sont déjà partis, deux autres sont en instance», témoigne Wahib Nini. Sans compter sur l’obsolescence rapide des équipements technologiques, qui ne peuvent plus être renouvelés. «Face à la situation que nous subissons tous, l’État doit décider des secteurs qu’il doit protéger. La santé fait partie des droits primaires que les États ont le devoir – normalement – d’apporter à leur population…» conclut amer Fadi Assi.