Alors qu'une partie de la ville est encore sous les décombres, des propriétaires ont été approchés pour céder leurs biens dans les régions sinistrées. Si de telles démarches étaient attendues, elles témoignent des risques d’une gentrification de la zone.
Il aura à peine fallu une semaine pour que certains voient dans la double explosion qui a sinistré Beyrouth une opportunité commerciale. «J’ai reçu un premier appel masqué d’une femme qui se présentait comme employée d’une entreprise de sous-traitance proposant ses services pour la reconstruction de ma maison qui a subi de graves dégâts. J’ai décliné l’offre, et l’après-midi, je reçois un second appel, de la même personne, me demandant cette fois si j’étais intéressé par la vente, à un bon prix, de mon bien immobilier. Je sortais à peine de chirurgie, on avait à peine déblayé le sol : je n’en revenais pas qu’on puisse être si insensible à un moment si dramatique. Je n’ai aucune idée de comment ils ont pu obtenir ni mon nom, ni mon numéro», témoigne encore sous le choc, Nabil, un résident de Gemmayzé dont la maison a été soufflée par l’explosion.
Selon un communiqué de l’UNESCO quelque 8 000 bâtiments, dont 640 bâtiments historiques, situés essentiellement dans les vieux quartiers de Gemayzé et Mar-Mikhaël, ont ainsi été touchés. 60 seraient même menacés d'effondrement.
Sur les réseaux sociaux, les témoignages de propriétaires comme Nabil, dont les propriétés dévastées suscitent l’appétit de «vautours» se multiplient. «Il arrive souvent dans ce genre de tragédie que des intérêts opportunistes tentent de profiter de la situation pour acquérir des biens à des prix très décotés», explique Bruno Marot, docteur en politiques urbaines, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO).
La nouvelle a rapidement suscité une vague d’indignation au sein de l’opinion public qui craint que les bâtiments endommagés ne soient remplacés par des immeubles plus modernes ou de grandes tours résidentielles, plus rentables que les petits immeubles qui y sont majoritaires, avec un risque de gentrification et une reconfiguration sociale, sur le modèle de la reconstruction d’après-guerre du centre-ville de Beyrouth entreprise par Solidere. Mais l’analogie avec l’après-guerre s’arrête là.
«Solidere est une entreprise privée qui avait, à elle seule, un mandat sur 150 hectares au cœur de Beyrouth, alors qu’aujourd’hui, le risque vient surtout d’initiatives privées et fragmentées», nuance Mona Fawaz, professeure en urbanisme à l’Université américaine de Beyrouth. «La catastrophe pourrait en effet avoir attiré l’intérêt de simples particuliers, qui en pleine crise économique y aurait vu l’occasion d’investir leurs dépôts bloqués dans les banques», avance-t-elle.
Les hypothèses vont bon train, mais pour l’instant, le mystère reste entier quant à l’origine de ce démarchage, «cela ne vient pas des membres de nos syndicats», assure Walid Moussa, le président du syndicat des agents et consultants immobiliers (REAL), qui représente 160 compagnies et individus, précisant qu’il n’est «pas illégal de s’enquérir des prix mais qu’il s’agit surtout d’une question d’éthique».
Des zones déjà convoitées
L'intérêt des promoteurs immobiliers pour ces quartiers ne serait pas étonnant. «Ces régions abritent de nombreux bâtiments tombant sous le coup de la loi des ancien loyers – [NDLR, loi bloquant les contrats de location signés avant 1992]. Avant le drame, de nombreux propriétaires cherchaient déjà à se débarrasser de leurs biens qui, bien que situés sur des terrains très chers, leur rapportaient peu de revenus locatifs», explique Bruno Marot.
La catastrophe risquerait d’accélérer cette mutation en facilitant l’expulsion des locataires, d’autant que la destruction du bâtiment est un des rares cas dans lequel la loi autorise la résiliation du contrat. «Nombreux sont les locataires qui ont peur de ne pas pouvoir revenir chez eux», témoigne Mona Fawaz.
Face à ces craintes, une circulaire publiée mercredi par le ministre démissionnaire des finances Ghazi Wazni a interdit la vente des bâtiments à caractère traditionnel et historique listés par la Direction Générale des Antiquités (DGA), sans accord préalable du ministre de la Culture pendant toute la période de reconstruction des zones touchées. Selon Jad Tabet, le président de l’Ordre des Ingénieurs et des architectes, il s’agit d’un premier pas nécessaire pour protéger le patrimoine et les locataires : «les biens patrimoniaux sont les bâtiments les plus atteints par l’explosion, ce sont aussi les plus à risque au niveau du statut foncier, car ils accueillent de nombreux locataires aux contrats régis par la loi des anciens loyers».
Quant aux bâtiments qui ne sont pas classés, «aucune modification du registre foncier ne sera possible sans l’accord du ministère de la Culture», assure Marwan Abboud, le gouverneur de Beyrouth insistant sur la nécessité de préserver «l’état original des lieux».
Ces mesures suspendent de fait toutes transactions immobilières, dans l’attente du moins des résultats de l’audit commencé mercredi par l’Ordre des Ingénieurs et des architectes, qui permettront d’établir ce qu’il est possible de réhabiliter. «Il sera ensuite crucial de ne pas laisser la politique de reconstruction à l’initiative privée mais de l’encadrer pour qu’elle puisse répondre à l’intérêt général et non pas à l’exigence de rentabilité», dit Bruno Marot.
« Se réapproprier le discours sur la reconstruction »
Le moment est donc charnière. «La crise est l’opportunité de se réapproprier le discours sur la reconstruction, longtemps accaparé par Solidere, pour le centrer sur le citoyen», dit Jamil Mouawad, activiste et chercheur.
Par où commencer ? En permettant aux habitants de revenir le plus rapidement dans leurs quartiers dans le but de préserver la richesse du tissu social de ces quartiers, explique Mona Fawaz. «Les réparations doivent être entreprises le plus rapidement, ce qui permettra aux propriétaires de s’assurer d’un revenu locatif et les découragera de vendre leurs biens.»
Les modes de financement seront aussi cruciaux. «Pour Solidere, le financement s’est fait par via des levées de fonds sur les marchés financiers exigeant des retours sur investissement importants, ce qui a dicté la forme de la reconstruction. La communauté internationale pourrait avoir un rôle à jouer, en proposant à travers les banques de développement des prêts à taux très réduit, permettant une reconstruction qui ne serait pas dictée par la rentabilité», dit Bruno Marot. Reste à voir, comment l’Etat libanais, en pleine crise de légitimité, pourrait obtenir de tels financements.