Le contexte sanitaire et financier force la conversion numérique des maisons d’enchères libanaises.
Chez Nada Boulos el-Assad, on avait été longtemps réticents au web. Il y avait d’abord le charme des vieilles maisons où la commissaire-priseuse a toujours aimé organiser ses ventes. Il y avait aussi le désir de la petite communauté de collectionneurs libanais de se retrouver lors d’adjudications « réelles » afin de mieux humer les tendances du marché. Mais l’année 2020 a tout changé.
Après avoir reporté puis annulé des enchères, la fondatrice de Nada Boulos Auction est passée en ligne. «C’était une évidence de faire le saut à ce moment-là. Les ventes en direct étaient difficiles à mettre en place alors que les manifestations battaient leur plein et que l’épidémie de Covid-19 se renforçait», se rappelle-t-elle.
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Nada Boulos el-Assad a récemment organisé, en collaboration avec la plateforme Artscoops, deux adjudications en ligne pour disperser le fonds Artenuovo. L’experte prépare une nouvelle vente pour le mois de janvier.
Cette fois encore, ce sera sur le net. «Cela permet de monter des ventes plus rapidement avec éventuellement moins de lots. On est plus réactifs. Et puis, internet offre une forme de discrétion bienvenue alors qu’on traverse une crise», ajoute-t-elle.
Le Liban n’est pas le seul pays concerné par l’accélération des ventes d’art en ligne. Dans le monde, la plupart des galeries, des marchands d’art, voire des foires ont basculé leurs activités sur internet afin de limiter la dégringolade de leur chiffre d’affaires et maintenir un lien – même minimal – avec leur clientèle, alors que la pandémie sévit partout.
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En 2019, le rapport Art Basel-UBS estimait à seulement 9% la part des transactions réalisées sur le net. Un volume qui stagnait, en outre, depuis plusieurs années. Mais en 2020, les premiers chiffres disponibles montrent une nette croissance : selon le rapport Hiscox, daté de juillet, les ventes en ligne de Sotheby’s, par exemple, étaient en hausse en de 131% à fin mai, avec une augmentation du prix moyen des ventes de 74% par rapport à 2019.
«Il est clair que les collectionneurs affichent une confiance accrue dans les transactions en ligne.(…) Cela suggère que les plafonds de prix du marché de l’art en ligne sont de plus en plus repoussés», lit-on dans le rapport.
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Au Liban, de telles évaluations manquent.La cofondatrice de la plateforme électronique Artscoops, May Mamarbachi, confirme toutefois la tendance. «Le marché connaît un boom», affirme celle dont la plateforme a organisé 16 ventes cette année contre dix en 2019.
Première plateforme de vente d’art aux enchères à avoir pris le pli du numérique en 2015 dans la région, Artscoops organise désormais de nombreuses ventes privées en ligne. «Nous nous considérons toujours comme une start-up : l’argent gagné est aussitôt réinvesti pour peaufiner notre technologie et améliorer le rendu de notre site», ajoute-t-elle.
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Car il faut aussi surfer sur l’intérêt d’une clientèle plus jeune, plus cosmopolite et diversifiée. «Les collectionneurs de la diaspora se sont, par exemple, inscrits nombreux lors des dernières ventes en ligne pour soutenir un marché qu’ils savaient très durement frappé par la crise économique et sanitaire. Beaucoup ont suivi après la double explosion du port en se portant acquéreurs lors de ventes caritatives dont les dividendes allaient, par exemple, aux musées à reconstruire», fait valoir encore May Mamarbachi. Ce n’est ainsi pas un hasard si un quart des acquéreurs de la dernière vente de FA Auctions, qui se tenait fin novembre, étaient domiciliés hors du Liban.
Comme dans le reste du monde, le boom en volume s’accompagne au Liban d’une hausse en valeur, si on en croit encore le témoignage de Farouk Abillama, le fondateur de FA Auctions. «Nous avons clôturé sur un total de plus de 1,7 million de dollars (commissions comprises), un record pour le Liban. Mais cela reste malgré tout un marché étroit : l’ensemble de cette vente est équivalente à la valeur d’un appartement de luxe à Beyrouth», constate-t-il.
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Malgré cela, certains artistes ont atteint des sommets lors de cette adjudication, comme Etel Adnan dont un petit tableau est parti pour presque 132.000 dollars ou une œuvre de Hussein Madi pour plus de 95.000 dollars. Autres records : une toile de l’artiste Jamil Molaeb adjugée à 60 .000 dollars. «Internet ici profite surtout aux grands noms du marché. Une vente d’artistes émergents de 2e, voire 3e catégorie serait plus laborieuse sur le web», ajoute l’ancien financier.
Sortir son argent des banques
Si, comme ailleurs dans le monde, l’engouement pour les ventes d’art en ligne s’explique par les restrictions sanitaires liées au Covid-19, au Liban, le confinement n’est pas la seule raison du succès des enchères en ligne.
La crise bancaire, qui pousse certains à acquérir des "valeurs refuges" plutôt que de laisser leur argent bloqué en banque, y est aussi pour une bonne part. Car les maisons d’enchères locales continuent d’accepter les paiements en chèque libellé en "dollar libanais".
«Pour certains artistes cotés internationalement, les prix ont été revus à la hausse pour prendre en compte la dépréciation du "dollar libanais"», ajoute Farouk Abillama. Un marché qui convient malgré tout aux vendeurs. «Les vendeurs acceptent les chèques parce qu’ils réinvestissent l’argent dans une autre toile ou parce qu’ils ont besoin de liquidité.»