L’effondrement économique encourage-t-il ou, au contraire, freine-t-il le clientélisme au Liban ? Bassel Salloukh, professeur de Sciences politiques à l’Université Libano-Américaine (LAU), explique comment les réseaux clientélistes se sont adaptés à la crise.
Comment définit-on le clientélisme ?
Le clientélisme est une relation verticale entre ce qu’on appelle un « patron » et un « client ». Il s’agit pour le patron de donner au client accès à des ressources extraites de l’État, en échange de son allégeance politique. La récompense du client peut prendre de nombreuses formes : emplois dans le secteur public, marchés publics, aides aux plus démunis…
Au Liban, cette relation s’inscrit dans un système confessionnel, dit « consociationalisme », qui permet à l’élite confessionnelle de mobiliser sa communauté.
Pourquoi le clientélisme est-il intrinsèquement lié au système politique libanais ?
Dans un pays comme le Liban, où l’État est faible et asservi aux groupes confessionnels, le clientélisme est une nécessité pour la survie du système. D’abord parce qu’il permet à l’élite confessionnelle de maintenir son emprise sur la population à travers la redistribution des ressources, mais aussi parce qu’il ancre l’hégémonie du confessionnalisme politique dans les esprits.
Depuis des dizaines d’années, le clientélisme est au cœur de l’effort mené par le classe politique pour éclipser l’identité socio-économique (appelée en science politique clivage horizontal), au profit de l’identité confessionnelle (clivage vertical).
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Les embauches dans le secteur public en sont le meilleur exemple. Depuis les accords de Taëf en 1989, les quotas confessionnels se sont étendus à toute l’administration, dont la taille a explosé sans que la qualité des services publics ne suive. Selon les statistiques officielles, la fonction publique employait 75.000 personnes en 1975, contre 175.000 en l’an 2000 et 300.000 en 2017.
Avec le renforcement des prérogatives des ministres, l’allégeance politico-confessionnelle est devenue le principal critère d’embauche dans le secteur public, et la confession le principal vecteur de la mobilisation politique, puisque l’accès aux ressources en dépend.
Ainsi, une personne pauvre sent qu’elle a plus d’intérêts en commun avec une personne riche issue de son groupe confessionnel qu’une personne pauvre de confession différente.
Certes, le mouvement populaire d’octobre 2019 a secoué le système, mais la classe politique a vite absorbé le choc et semble pour le moment avoir réussi à préserver la mobilisation selon le clivage vertical, notamment grâce au clientélisme qui joue un rôle majeur en période de crise économique.
Quel est justement l’impact de la crise ?
Le clientélisme s’est adapté à la situation économique du pays. Fin 2019, lorsque la gronde populaire s’exprimait clairement dans la rue, la classe politique avait plus que jamais besoin du clientélisme pour regagner le soutien de sa base. Mais avec un État en défaut de paiement, il y avait peu de ressources à distribuer. Il a donc fallu réorganiser les réseaux de redistribution établis, en ciblant le segment le plus important du public de chaque parti confessionnel. Certains ont choisi par exemple de cibler les plus pauvres, fortement exposés à la crise.
En parallèle il a fallu diversifier les sources de revenus qui les alimentent. L’élite politique se tourne de plus en plus vers les membres les plus riches de sa confession : des hommes d’affaires, qui ont souvent amassés leur fortune grâce aux relation de patronage de la classe politique, et qui se trouvent quelque peu contraints à rendre la pareille. Il y aussi des tentatives de plus en plus sérieuses d’inclure la diaspora, avec ses précieux dollars frais, dans ce réseau-là.
Mais avec des ressources plus limitées, l’élite confessionnelle risque-t-elle de perdre de son influence ?
Pour le moment, une pareille dynamique ne s’est pas manifestée à grande échelle. Cela peut s’expliquer en partie par la forte implication des Organisations non gouvernementales (ONG), surtout depuis la double explosion du 4 août.
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Ces ONG contribuent à alléger les maux socio-économiques des Libanais, ce qui atténuent la gronde populaire, sans avoir d’agenda politique. Indirectement, et probablement involontairement, le rôle croissant des ONG rend un grand service à la classe politique, puisqu’un acteur qui n’est pas en compétition avec l’élite confessionnelle est en train de faire son travail, en maintenant un semblant de stabilité.
Dans ce contexte que peut-on attendre des prochaines élections ?
La contestation du 17 octobre 2019 est certainement la preuve qu’une partie de l’opinion publique s’est retournée contre la classe politique. Mais la transformation de cette dynamique en votes, et ces votes en sièges à la Chambre dépend de plusieurs facteurs. Il y a d’abord l’argent électoral qui joue un rôle important, surtout qu’avec la baisse du pouvoir d’achat, il sera plus facile d’acheter l’allégeance politique de certains citoyens. Il y aussi la capacité des mouvements d’opposition à s’organiser en coalition et à offrir une alternative convaincante.
Mais le facteur le plus important à mon avis, c’est la loi électorale, que la classe politique pourrait être tentée de manipuler pour obtenir des résultats en sa faveur au prochain scrutin. Elle pourrait, par exemple, revenir au Caza en tant que circonscription électorale pour redynamiser la rhétorique confessionnelle et maximiser le clientélisme.