Pendant trente ans, on a dit aux Libanais que leurs dépôts dans les banques étaient en dollars, et qu’un dollar valait 1500 livres. Il y a un an et demi, ils ont découvert qu’il n’en était rien. Que leurs comptes ne leur donnent pas droit à des billets verts, mais à des livres libanaises qui, en réalité, ne valent pas grand-chose. Qui le savait déjà? Depuis quand? Aurait-on pu éviter le pire?
Comme toujours dans le modèle libanais, la responsabilité est partagée et n’incombe donc à personne. Les banques expliquent que l’argent des déposants est à la BDL. La Banque centrale assure que c’est le gouvernement qui l’a dilapidé, tandis que ce dernier accuse les banques et la BDL de lui avoir caché l’ampleur des pertes. Comme pour le nitrate d’ammonium au port de Beyrouth, en fait, tout le monde savait mais personne n’a rien fait.
Il y a quelque jours, Nadim el-Mounla, qui était conseiller économique du Premier ministre avant la crise, affirmait même lors d’une visioconférence qu’il avait «conseillé» à ses amis de retirer leur argent du Liban. Dommage que le Premier ministre, lui, n’ait pas été mieux conseillé.
Pour sortir de ce cercle vicieux, le cabinet de «technocrates» de Hassan Diab a signé en septembre 2020 trois contrats visant à faire la lumière sur cette affaire. L’un avec le cabinet KPMG, pour auditer les bilans de la BDL et évaluer le montant exact des pertes, et obliger ainsi les parties prenantes à admettre la réalité. Un autre avec le cabinet Oliver Wyman pour examiner les pratiques comptables de la BDL. Enfin, le troisième avec Alvarez & Marsal, chargé de réaliser un audit juricomptable, c’est-à-dire disséquer les transactions et savoir éventuellement si les pertes accumulées par la BDL, donc l’argent des contribuables, a servi des intérêts particuliers. Six mois plus tard, les deux premiers audits avancent «lentement» selon une source informée, mais le troisième n’a même pas démarré.
Le principal concerné, le gouverneur de la Banque du Liban, se dit pourtant prêt à coopérer. Début janvier, Riad Salamé assurait à la chaîne France 24 qu’il n’a «jamais été contre l’audit juricomptable» mais que certains documents ne pouvaient être remis au cabinet d’audit pour des «raisons juridiques». Le Parlement a d’ailleurs légiféré «ce qui prouve que nous avions raison», a-t-il ajouté. «Maintenant que c’est fait, la Banque centrale a prévenu le gouvernement que tous les comptes étaient à sa disposition».
Trois mois plus tard, après plusieurs reports, sur fond de fausses polémiques entre le ministre démissionnaire des Finances et le gouverneur, des représentants du ministère et de la BDL ont enfin daigné se réunir, cette semaine, avec les membres du cabinet. Pour leur dire quoi? Que la BDL remettra au gouvernement, d’ici vendredi, une «liste d’informations mise à jour» et qu’elle lui dira quels documents ne pourront pas être finalisés avant la fin du mois. C’est dire à quel point la BDL est pressée de répondre à des demandes qui lui ont été adressées il y a déjà plusieurs mois.
En octobre 2020, le magazine américain Forbes avait publié une liste de 129 demandes, dont seules 54 avaient été jugées recevables par la BDL au motif de la loi sur le secret bancaire, mais pas seulement. Certaines demandes liées à la gouvernance de la BDL par exemple ont été considérées comme étant «confidentielles», d’autres concernant l’accès au système informatique sont empêchées par le fait que la BDL ne peut pas accueillir les auditeurs dans ses locaux. Ces derniers devront ainsi travailler à partir du ministère des Finances, qui manque de chance, n’a pas accès au réseau à distance.
La couverture politique
Au-delà des débats juridiques, qui font bien rire lorsque l’on sait combien les lois sont respectées au Liban, le fait d’invoquer la confidentialité sur des données réclamées par l’État à sa propre banque, ou le fait qu’un haut fonctionnaire peut désobéir à des décisions prises en Conseil des ministres ne montrent pas l’indépendance de la BDL face au pouvoir politique, mais bien le contraire. Si Riad Salamé est plus fort que l’État lui-même, c’est justement à cause de la couverture politique dont il bénéficie.
Comme lui, d’ailleurs, toutes les forces politiques se disent favorables à l’audit juricomptable. Une posture qui, encore une fois, ne les engage en rien, et leur permet d’en faire une carte de négociation politique. Les plus fervents défenseurs du gouverneur, Saad Hariri et Nabih Berry, ont ainsi lié l’audit de la BDL à celui des autres institutions publiques en espérant sans doute faire pression sur Gebran Bassil qui aurait, lui, des choses à cacher au ministère de l’Énergie.
Le chef du CPL, quant à lui, en profite pour redorer son image auprès de la population. Même si le député CPL, Ibrahim Kanaan, s’était fermement opposé à la ministre de la Justice, Marie-Claude Najm, qui estimait qu’il ne fallait pas entrer dans le jeu de la BDL en votant une loi. Pour elle, cette manœuvre ne visait qu’à gagner du temps, et la suite des événement ne peut que lui donner raison.
Quant au président de la République, Michel Aoun, il a affiché hier sa détermination à «dévoiler les dessous de la plus grosse opération de pillage de l’histoire du Liban», tout en énumérant les batailles menées pour lutter contre la corruption depuis son accession au pouvoir. Des batailles visiblement perdues, qui interrogent d’ailleurs sur le message de son intervention. Outre sa volonté, comme tous les autres, de se dédouaner de la crise, le général a demandé aux Libanais de le soutenir. Mais pourquoi le feraient-ils puisque, de son propre aveu, il est incapable de faire quoi que ce soit, même avec une coalition majoritaire au Parlement? Davantage de ministres affiliés à son camp dans le futur gouvernement lui permettront-ils de faire aboutir l’audit? Faut-il rappeler qu’un tiers de blocage, comme son nom l’indique, permet certes de bloquer, mais pas d’avancer?
Le général a même invoqué l’initiative française qui, selon lui, repose sur cette exigence fondamentale. Ce n’est pourtant pas le cas. La feuille de route française parle d’un audit de la BDL, mais pas spécifiquement de l’audit juricomptable. La France s’est contentée de s’aligner au FMI qui réclame une reconnaissance et une évaluation des pertes. Quant aux détails des transactions menées avec les banques, cela pourrait s’avérer nécessaire dans un second temps mais il ne s’agit pas d’une condition préalable, souligne une source diplomatique occidentale. La transparence et la justice ne sont pas au cœur des préoccupations de la communauté internationale. Celle-ci ne cherche à ce stade qu’à combler le vide au Liban, s’accrochant à un interlocuteur qu’elle considère valable, Saad Hariri, pour restaurer éventuellement le statu quo.
Mais la communauté internationale, comme les Libanais, sait très bien qu’un gouvernement concocté par Saad Hariri, Michel Aoun, Nabih Berry, Walid Joumblatt, Gebran Bassil, Hassan Nassrallah et tous ceux qui tiennent les rênes du pouvoir depuis trente ans, qu’il soit technocrate ou techno-politique, composé de 18 ou 24 ministres, ne peut en aucun cas être à la hauteur des défis, ni des ambitions des Libanais.
Désespérée, écrasée par le poids d’une crise sans précédent, la majorité d’entre eux n’écoutent même plus leurs discours, tant ils sont déconnectés de la réalité. Les plus téméraires osent leur promettre qu’ils récupèreront leur argent. Mais à qui s’adressent-ils si ce n’est aux «happy few» qui ont le luxe de ne pas toucher à leurs dépôts durant quelques années? Qu’ont-ils à dire à tous ceux qui de facto subissent un terrible haircut depuis plus d’un an? Ceux qui sont contraints, pour vivre, de retirer leur épargne à un taux dérisoire? Ceux qui ont vu leur pouvoir d’achat s’effondrer? Ceux qui ont perdu leurs entreprises, leurs emplois et pire, leurs enfants, partis sans espoir de retour? Qu’ont-ils à dire aux jeunes qui restent pour les convaincre de s’accrocher à leur pays? Rien.
Depuis huit longs mois, ils se disputent les portefeuilles au sein d’un gouvernement dont le programme se résume à de grandes lignes, dictées par la communauté internationale, sans proposer le moindre projet d’avenir.
Après quinze ans de guerre civile et des milliers de morts, les Libanais ont renoncé à leurs aspirations au nom de la «paix civile» qu’était censée garantir la coalition de chefs communautaires et ex-miliciens arrivés au pouvoir. Trente ans plus tard, ils ont compris qu’ils étaient incapables de leur garantir quoi que ce soit, ni même leurs droits socio-économiques les plus basiques.
Aujourd’hui, le bilan de la crise ne se compte pas en nombre de morts mais il est aussi humain, et très lourd. Il est temps de donner un sens à tous ces sacrifices. Admettre que malgré toutes leurs années d’expérience, il y a une compétence qu’ils n’acquerront jamais : la capacité à diriger un pays.