On sait déjà que les fusions bancaires sont plutôt des mariages de raison, mais il serait bon quand même d’analyser les fondements rationnels du phénomène. Un cadre banquier, observateur de l’extérieur, démonte le mécanisme.

À l’heure où le secteur bancaire libanais frémit de rachats d’envergure (4 ou 5 déjà depuis le début de l’année), de fusions avortées (BLF-Saradar et BLF-Audi) ou de négociations officieuses, on se demande à quoi est dû ce mouvement d’ensemble bien amorcé et pourquoi il est bénéfique au consommateur final.

Sous les pressions de la déréglementation et de l’ouverture des marchés, le secteur financier international présente de nouvelles opportunités que les acteurs les plus offensifs européens et américains ont déjà commencé à saisir afin de prendre des avantages décisifs sur leurs concurrents : c’est bien connu, la meilleure défense, c’est l’attaque. Le Liban rejoint le bal, à son échelle, mais encore trop timidement.

L’enjeu essentiel ne repose pas toujours – ou pas seulement – sur un impératif de taille, mais sur la nécessité de substituer à la rentabilité déficiente de l’activité bancaire classique, celle, plus prometteuse, des nouveaux métiers. La mise en commun de complémentarités – parfois appelées synergie – constitue dès lors un objectif justifié dans un contexte concurrentiel. À cet aspect majeur vient se greffer le cas libanais, où la solidité bancaire devient nécessaire en cas de défaillance de l’État.

Un métier bien singulier

La banque n’est pas un organisme comme les autres dans la mesure où ses modes d’activité s’étendent sous le regard vigilant et régulateur de la Banque centrale. De ce côté, la BDL n’est pas en reste. On se rappelle qu’aux États-Unis, afin de conjurer le risque de crises bancaires en cascade à la suite des années trente, les banques américaines furent limitées en taille et en espace d’activité. Bien sûr, avec le temps, ces règles ont été assouplies. Les entreprises industrielles elles-mêmes ont besoin d’entités bancaires plus fortes et plus vastes.

Les craintes de la grande crise s’estompant, les normes de sécurité se font alors plus précises et se vérifient alors les lois économiques de la dimension :
• La grande taille permet des économies d’échelle dans le traitement des effets de commerce, des dossiers, des chèques, etc.
• La grande taille favorise une meilleure desserte du territoire, et donc une meilleure offre de produits au client, à ses divers établissements s’il est entreprise, ou selon les divers moments et espaces de sa vie s’il est personne physique.
• La grande taille permet aussi de mieux diversifier le risque et, par les réseaux qu’elle développe, elle a des conséquences positives en alimentant en continu les centres de traitement, propulsant partout la marque et les relations croisées.
L’argument de dégradation de la rentabilité bancaire est l’un des plus fréquemment évoqués pour justifier des fusions bancaires occidentales, mais il est aussi réducteur. Au Liban, au même titre qu’à l’étranger, fusionner résulte des effets conjugués des éléments suivants :
• La surcapacité bancaire.
• Le renchérissement des ressources bancaires collectées.
• L’absence d’économies d’échelle significatives.
• La surcapacité d’intermédiation bancaire.
• L’apparition des sureffectifs sous l’effet de l’informatisation.

À ce titre, l’adoption d’une stratégie de croissance interne (ouverture de guichets, investissements de capacité) est fortement compromise dans un marché libanais aussi atone que fragilisé par une absence de liquidités. Les effets conjugués précités sont d’autant accentués qu’au Liban, les banques locales sont les premiers créanciers de l’État. S’il fait défaut, elles risquent d’être en grave difficulté, puisqu’elles ne pourront assurer les taux prohibitifs d’intérêt promis sur les dépôts, et, pis encore, elles pourraient être incapables de rembourser. Dès lors, un effet de domino dangereux risquerait d’avoir lieu. L’exemple de l’Argentine, il y a 6 mois, avec l’interdiction de conversion et de retrait d’espèces dans les banques, est caractéristique de ce que nous risquerions de vivre. C’est pour cela que la taille a aussi et surtout des attraits purs : une meilleure image de solvabilité et de stabilité financière, “image” qui est parfois au-dessus de toute priorité dans un pays où la rumeur est le pire ennemi de l’homme et du banquier.

La fin de la croissance interne

La surcharge du secteur de la banque de particuliers n’est pas un cas libanais unique, mais existe dans plusieurs grands pays. Une des premières grandes fusions bancaires, suisse de surcroît, celle d’UBS/SBS, avait notamment pour objectif de sabrer l’activité de détail, en réduisant de manière drastique le nombre d’agences.

Ainsi, ce n’est désormais plus la multiplicité des guichets qui fait la grandeur d’une banque. L’objectif primordial est de conquérir des parts de marché durables et de concurrencer les banques étrangères sur leurs créneaux les plus profitables. Pour cela, il faut une assise locale importante et une solide pénétration des marchés étrangers. HSBC, entre autres banques, le prouve au Liban, en menant une politique agressive à l’aide des produits structurés d’épargne, investis en partie sur les actions, tablant sur le triple aspect de la rentabilité supérieure à celle des simples dépôts en dollar, de la sécurité des placements et de la garantie en capital. Cela bouscule des décennies d’habitude de placements en produits monétaires, sans risque : l’activité bancaire qui y est liée doit donc elle aussi muter.

Les banques locales ne sont pas non plus en reste avec l’ouverture du marché syrien aux banques libanaises, même si les premières expériences ne sont pas aussi concluantes qu’on l’aurait voulu au début. Les fusions permettent ainsi d’atteindre une taille attractive dès le départ, afin de rapidement rentabiliser l’investissement.

On peut distinguer en fait deux types d’économies d’échelle:
• Celles liées au fonctionnement proprement dit : plus on est grand, moins l’activité coûte cher. Cela concerne par exemple le contrôle interne qui représente un coût fixe, relativement indépendant de la taille de la banque.
• Celles liées aux investissements : les coûts liés aux projets de recherche et de développement, en télécommunication et en informatique, sont d’autant plus facilement absorbables que la taille de la banque est importante. À ce titre, la gestion pour compte de tiers, qui se développe de plus en plus au Liban, fait partie des secteurs bancaires les plus consommateurs de frais fixes à amortir rapidement.

La place bancaire beyrouthine se caractérise également par une détention d’actifs provenant de différentes zones géographiques, un développement des mouvements de capitaux, une diversification des flux de crédits internationaux qui sont autant d’éléments nécessitant un renforcement de l’échelle de production et des fonds propres.

Cette situation de “globalisation des rapports clientèle ” peut constituer pour les banques une motivation supplémentaire pour fusionner. Si l’on y adjoint le développement de la concurrence et des produits de masse (prêts à l’habitat, à la consommation, produits structurés indexés sur la Bourse, etc.), il s’agit de conserver une clientèle plus exigeante. À partir d’un certain stade d’innovation et de technicité, cela n’est possible que par un accroissement de la concentration du marché. C’est exactement ce que nous commençons à vivre.

La déréglementation qui catalyse le tout

Force est de constater que déréglementation et rentabilité sont en réalité deux variables interagissant fortement dans un processus dynamique. Des effets directs et indirects(**) apparaissent alors :
• La déréglementation du secteur a pour premier effet – direct – d’intensifier la concurrence, et ce par deux voies différentes :
1) en ouvrant le secteur à de nouveaux entrants (banques étrangères et non banques telles que les sociétés de bourse) ;
2) en créant des substituts aux produits d’épargne générés dans les bilans.
• Comme effets indirects, il va en résulter probablement l’apparition de surcapacités qui viennent s’ajouter à celles nées de la technologie.

Ainsi, les investissements réalisés dans des métiers nouveaux et par les nouveaux venus dépassent vite les besoins solvables et, la concurrence s’exacerbant, il est difficile de résister à la tentation de vendre les produits et les services au coût marginal. Or, la banque étant une industrie à forts coûts fixes, cela est synonyme de vente à perte et de baisse de la rentabilité. Les établissements en concurrence souhaitant se rattraper sur les volumes ce qu’ils perdent sur les marges, ils sont tentés d’accepter des demandes de clients plus risqués.

Dès lors, le secteur bancaire interagit avec l’ensemble de l’économie : l’abondance du crédit encourage la spéculation, fait monter le prix des actifs, valeurs mobilières et biens immobiliers. Lorsque les autorités de contrôle s’aperçoivent de ce phénomène, il est souvent trop tard. La crise économique et la crise bancaire se renforcent alors mutuellement. L’État et la profession s’attellent à trouver une issue aux difficultés et les voies de sortie diffèrent selon les pays quant à l’importance des soutiens financiers publics et au rythme de réduction des capacités de production excédentaires.

Trois scénarios de sortie

La déréglementation permet donc une libéralisation du secteur qui déploie alors toute son énergie à se restructurer afin de retrouver sa compétitivité. Le nouveau regard bienveillant de la BDL vise à favoriser ces rapprochements tout en les endiguant pour éviter une réaction en chaîne.

Il n’y a aucune raison que ces effets, vérifiés empiriquement dans les pays occidentaux avant la déréglementation, ne s’appliquent pas au Liban. Car, tout aussi merveilleux que puisse être notre petit Liban, il ne peut pas échapper aux lois implacables de l’économie de marché, contrairement à ce que nous avons toujours pu ou voulu croire.

Si l’on continue dans cette voie, à quel(s) type(s) de stratégie(s) de restructurations peut-on s’attendre ? Trois grands scénarios de sortie de crise ayant trait à la restructuration du secteur bancaire peuvent être identifiés :
1) En premier lieu les solutions institutionnelles : elles prennent la forme d’une intervention directe de l’État, comme la recapitalisation des établissements en difficulté. En Suède, c’est ce type de solution qui a dominé : fin 1992, l’État a garanti l’ensemble des engagements des banques pour préserver le système de paiement national.
2) Viennent ensuite les solutions sectorielles : les mouvements de restructuration consécutifs à des faillites ou à des fusions-acquisitions aboutissent à l’élimination des surcapacités et au rétablissement d’un contexte plus favorable à l’activité bancaire, tant sur le plan des marges que sur celui des risques.
3) Restent enfin les solutions individuelles. Celles-ci sont multiformes : arrêt de certaines activités, développement d’activités nouvelles...

Alors, il ne nous reste plus qu’à dire aux futurs fusionnés : Bonne chance… et probablement Mabrouk !


(*) DESS en finances d’entreprises et marchés des capitaux – Institut d’études politiques, Paris. Ancien gestionnaire de portefeuille à la Deutsche Bank, France.
(**) Gérard Maareck in la revue “Banque”.