Un article du Dossier

Libéralisation des loyers : une loi nécessaire, mais insuffisante

 

À la surprise quasi générale, le Parlement a voté, le 1er avril dernier, la loi sur une libéralisation des loyers anciens. L’objectif est de « fluidifier le marché immobilier », selon les termes d’un parlementaire. En clair, il s’agit de remettre sur le marché des logements dont les loyers étaient bloqués, depuis les années 1940 pour certains (voir page 78). On ignore le nombre de foyers concernés : entre 81 000 selon l’Union des bailleurs du Liban et
170 000 si on en croit l’Association des locataires. « En tout état de cause, des dizaines de milliers », assure Serge Yazigi, architecte et chercheur au sein du département d’urbanisme de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), coauteur avec Bruno Marot de l’étude “La loi sur les anciens loyers : frein ou accélérateur de la gentrification à Beyrouth ?” (2012). On ignore également combien parmi les “anciens” locataires ont un niveau de pauvreté justifiant qu’ils bénéficient de loyers encadrés. « Il existe, parmi eux, une frange vulnérable, en particulier de personnes âgées, qui vont se retrouver en grande difficulté. Ceux-là n’auront d’autres ressources que le soutien familial ou communautaire », estime Serge Yazigi. Tous les locataires anciens ne sont pas dans ce cas : a contrario, les exemples sont aussi nombreux d’individus qui se sont enrichis du seul fait d’avoir conclu un bail locatif ancien…

Quartiers centraux

À défaut de chiffres, on peut tout de même fournir une cartographie : d’une manière générale, la problématique des loyers anciens touche d’abord les régions urbaines. Selon un récent sondage (2014) de l’Union des bailleurs du Liban, les trois quarts des “anciens loyers” se trouvent d’ailleurs dans la capitale ; 3 000 dans sa proche banlieue, à Bourj Hammoud et Chiyah. À Beyrouth, ce sont les zones péricentrales qui sont concernées, soit des quartiers comme Basta, Bachoura, Zarif, Zokak el-Blatt, Gemmayzé et Achrafié… « Ces régions se sont construites et densifiées dans les années 1950-1970, grâce à l’arrivée d’une classe modeste ou moyenne, issue des régions rurales. La location leur ouvrait les portes de la ville. Grâce aux lois d’exception, ils ont continué à y vivre, alors que cette classe émergente a souvent été chassée ailleurs vers la banlieue. C’est ce qu’on nomme le phénomène de gentrification de la ville », assure Bruno Marot, qui termine sa thèse à l’Université McGill (Canada). Cette centralisation a une incidence en termes communautaires : ce sont en priorité des sunnites et, dans une moindre mesure, des chrétiens qui habitent ces logements anciens, si on en croit les deux chercheurs. « L’application de la nouvelle législation va de facto entraîner une recomposition du visage de la ville, en termes de classes sociales et de représentations communautaires », précise encore Bruno Marot.
Mais sous des apparences de “protection sociale”, l’ancienne législation a aussi provoqué de graves distorsions du marché. L’État impose aux propriétaires – plutôt que de le faire lui-même – de subventionner une catégorie seulement des locataires : les anciens au détriment des nouveaux, et ce quel que soit le niveau de revenus des uns et des autres. Et il fait aussi supporter ce poids financier aux propriétaires, sans considération aucune de leur niveau de revenu. L’ancien Garde des sceaux, Ibrahim Najjar, évoque même une « forme déguisée d’expropriation au profit des locataires sans compensation d’aucune sorte pour le propriétaire ». Le maintien des lois d’exception a d’autres effets pervers : délabrement du parc immobilier, raréfaction de l’offre locative, engorgement des tribunaux submergés de litiges entre propriétaires et locataires, distorsion des prix... La liste est longue.

Une réforme nécessaire

D’où la nécessité de mettre un terme aux lois d’exception dont la dernière en date a, de toutes les façons, expiré en mars 2012. Le système vivant depuis sur un vide juridique. « L’enjeu d’une telle réforme serait de trouver le “juste équilibre” entre la valeur d’échange des biens loués et leur valeur d’usage », fait valoir Bruno Marot. En clair : il faudrait pouvoir définir le point de balancier entre une nécessaire revalorisation des rendements locatifs, le maintien d’une certaine mixité sociale et confessionnelle dans les quartiers et garantir aux plus démunis des loyers et des logements décents. Mais c’est justement là que le bât blesse. Le projet de loi, voté au Parlement, début avril, ne garantit rien de tout cela. « On aurait pu régler le sort des loyers anciens avec une seule mesure : décider que ces baux ne sont plus transmissibles. Les effets de la loi se seraient éteints progressivement en laissant du temps pour dégager les premiers jalons d’une politique de l’habitat », reprend Serge Yazigi.
La nouvelle législation fournit une vraie porte de sortie pour les propriétaires de logements loués avant 1992 : d’ici à neuf ans, ils pourront récupérer leurs biens et bénéficier d’ici là de loyers revalorisés. La loi prévoit également la création d’une caisse de solidarité (ou fonds de compensation) afin d’aider les locataires à faire face aux loyers augmentés, voire favoriser leur accession à la propriété. Mais des incertitudes demeurent quant à son application : la loi stipule (article 8) que le paiement des augmentations de loyer sera suspendu en attendant que des commissions spéciales (que la loi prévoit de créer) statuent sur les dossiers présentés. La question qui se pose est de savoir quelle sera l’efficacité et la crédibilité de ces commissions si jamais leur création n’est pas entravée pour une raison ou une autre. La seconde nouveauté suscite également du scepticisme tant les modalités de financement de cette caisse manquent de précision.

Aucun accompagnement

La critique est d’autant plus pertinente que bien d’autres solutions auraient pu être envisagées : créer des allocations directes aux familles les plus démunies pour subventionner leur loyer, en s’assurant que l’aide est bien utilisée pour la location d’un appartement… Instituer une véritable taxe sur les plus-values immobilières en cas de revente, comme le proposait Ibrahim Najjar dans son projet de loi présenté en 2009, pour financer cette allocation logement… Exiger que soient réservés dans les nouveaux bâtiments en construction des “logements sociaux” pour préserver la mixité sociale dans les quartiers comme c’est, par exemple, le cas à Amsterdam…
À défaut, le législateur continue de se concentrer sur l’accession à la propriété à travers différents schémas de subventions de prêts au logement. Selon la Banque centrale, 60 000 prêts ont ainsi été octroyés via l’Établissement public pour l’habitat (EPH) et la Banque de l’habitat depuis le milieu des années 90 sur 98 000 prêts accordés au total pour un montant global de 8 milliards de dollars. Ces mécanismes contribuent à trouver des solutions pour certains ménages à revenu moyen, mais ils laissent toujours entier le problème des revenus les plus faibles. L’intervention de l’État perpétue de même le déséquilibre du marché immobilier qui est majoritairement orienté vers la vente au lieu de tenter de rétablir la balance en faveur de la location.

Les promoteurs gagnants

La fin des “loyers anciens” peut-elle rétablir un certain équilibre sur le marché immobilier ? En théorie, oui : davantage de logements disponibles devraient faire baisser les prix des loyers sur le marché. En théorie, seulement. « Ce sont souvent des immeubles dégradés pour lesquels un loyer libre, d’ici à neuf ans, ne sera pas, de toutes les façons, en moyenne très élevé. Cela ne devrait pas rapporter grand-chose. En revanche, les immeubles des années 1960-1970, encore en bon état, pourraient connaître une plus-value, une fois rénovés, car ils ont souvent de larges espaces, de belles hauteurs sous plafond... », explique Guillaume Boudisseau, de l’agence immobilière Ramco. En réalité, les véritables gagnants de cette nouvelle loi sont les promoteurs immobiliers, qui bénéficient, une fois encore, d’une aide substantielle de la part de l’État. « Si un promoteur achète un bâtiment, où vivent encore d’anciens locataires, la nouvelle loi lui fournit un mécanisme de définition des indemnités. À l’heure actuelle, celles-ci varient de 30 à 50 % de la valeur de l’appartement, mais les procès pouvaient traîner des années en longueur… Si la nouvelle loi est appliquée, la procédure ira plus vite. Il sera donc plus avantageux d’acheter d’anciennes propriétés avec des locataires, puisqu’il sera plus simple et rapide de les faire “sortir” », ajoute Guillaume Boudisseau. Pour les promoteurs, la loi est d’autant plus alléchante que les terrains potentiels se situent dans des zones péricentrales, où aujourd’hui très peu de biens-fonds sont encore disponibles.



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