Entretien avec Pascal Odille et Laure d’Hauteville, respectivement directeur artistique et directrice de Menasart
Comment s’établit la cote d’un artiste ?
La cote des jeunes artistes s'établit tout d'abord grâce aux galeries qui les exposent et les représentent. Par la suite, elle est réévaluée pour ceux dont la visibilité artistique se développe internationalement, à travers de grandes manifestations comme les foires d'art contemporain (action commerciale) ou les biennales (culturelles et non commerciales). Parallèlement, le marché des ventes aux enchères peut modifier considérablement ces cotes, parfois de manière inattendue.
Les ventes aux enchères sont déterminantes, car le marché de l'art reste globalement opaque : la plupart des ventes réalisées entre professionnels et particuliers, ce que nous appelons les ventes de gré à gré, restent globalement non chiffrables. C'est pour cela que les ventes aux enchères, publiques, sont les seules à servir de référence pour coter les artistes.
Comment a évolué la cote des artistes de la région ?
Depuis 2007 avec l'installation de Christie's à Dubaï, on a vu apparaître sur la scène du marché artistique international des artistes de la région MENASA qui, jusque-là, n'avaient qu'une notoriété locale. Cela modifie considérablement les jugements occidentaux face à cette création et oblige à y porter un nouveau regard, alors que celui-ci était surtout centré sur les artistes occidentaux ou plus récemment indiens ou chinois.
Car les outils de communications mis en place par les grandes maisons de ventes aux enchères apportent une large visibilité à ce type d'événement. Ils maîtrisent à la perfection les outils marketing.
Un bon exemple est le cas de Mahmoud Saïd (1897-1964), artiste égyptien, peu connu voire inconnu des collectionneurs occidentaux, qui a vu sa cote exploser avec son dernier record pour les Chadouf peints en 1934 qui a été acheté pour 2,4 millions de dollars. Autres exemples d’artistes plus contemporains qui ont vu leur cote modifiée : Adel el-Siwi, Parviz Tanavoli ou encore le Libanais Nabil Nahas. La liste est très grande et c'est à justement la nouveauté : ce sont les artistes de ce territoire qui sont maintenant recherchés davantage qu’une école ou un genre...
L’intérêt des Occidentaux pour l'art non occidental est-il récent ?
Cela fait bien longtemps que les Occidentaux s’intéressent aux arts extra-européens. Pour preuve, toutes les grandes collections des Arts de l’islam, des Arts d’Asie, d’Afrique ou des Amériques que l’on retrouve de nos jours dans les musées européens et américains. Mais toutes ces œuvres et ces chefs-d’œuvre ne faisaient pas pour autant l’objet d’un vrai marché spéculatif comme c’est le cas depuis les années 1980.
On a assisté ces trois dernières décennies à l’ouverture du marché de l’art qui ne fonctionne plus comme une simple juxtaposition de marchés nationaux, mais comme un marché mondial.
Chaque espace artistique national est inséré actuellement dans un système global d’échanges culturels et économiques. On est passé d’une organisation de type artisanal à une organisation de type industriel, stimulée par la dématérialisation des flux financiers susceptibles de s’investir dans des biens d’art.
Quels sont les marchés qui ont bénéficié les premiers de cette ouverture ?
Le marché occidental s’est découvert tout d’abord une passion pour la création chinoise contemporaine à partir de 2004. En moins de deux ans, c’est-à-dire à la fin de l’année 2006, on a pu constater que la cote de quelques artistes chinois “vedettes” avait plus que doublé.
Un artiste comme Zhang Xiaogang, qui n’apparaît vraiment en ventes aux enchères qu’à partir de 2004 avec un record à 50 000 dollars, écrase le marché de l’art contemporain en 2006, porté par neuf enchères supérieures au million de dollars en moins d’un an et produit des ventes de 38 millions de dollars. J’utilise le terme économique de “produit de ventes”, tant le marché de l’art paraît être calqué aujourd’hui sur n’importe quel autre marché financier.
En dehors de l’intérêt pour la Chine, lié à l’ouverture des frontières et à une libéralisation de l’économie, l’intérêt des amateurs et des collectionneurs spéculateurs s’est porté ensuite sur l’Inde, puis sur la Russie.
Qu’en est-il du Moyen-Orient ?
L’intérêt pour ces territoires ne date pas d’hier. Les collectionneurs se sont tout d’abord intéressés aux objets archéologiques, ainsi qu’aux arts traditionnels et islamiques. Par ailleurs, on connaît l’attrait que l’on avait en Europe depuis le XVIIIe siècle pour l’“Orient rêvé”, symbolisant un exotisme source de pittoresque et de fantasmes sensuels.
On a vu apparaître dans les expositions internationales dès la fin du XIXe siècle des artistes peintres figuratifs du Territoire comme Dawoud. Malheureusement, tous les artistes du Territoire étaient regardés souvent d’une manière assez réductrice à travers un regard marqué de colonialisme.
C’est sans doute après la Seconde Guerre mondiale et l’acceptation du public pour la peinture abstraite qu’on découvrira en Occident de grands peintres du monde arabe comme Benanteur, Koraïchi ou le Libanais Chafic Abboud. Ils s’intégreront de manière quasi immédiate dans le paysage artistique occidental.
À partir des années 90, l’apparition de nouveaux médias, et notamment Internet, a permis une plus large visibilité du monde artistique, la diffusion des informations ainsi que la possibilité de vraies confrontations artistiques et d’échanges, non plus simplement sur une interprétation de l’abstraction, mais sur tous les types de représentations et de supports.
Il est intéressant de remarquer que cette mondialisation qui aurait pu aboutir à une uniformisation de la production artistique a eu, pour effet inverse, de pousser les amateurs et les collectionneurs, toujours à la recherche de nouveautés, à s’intéresser à des artistes aux univers uniques et particuliers, nourris de leur propre culture et de l’histoire de leur pays. Ces territoires qui ont été longtemps oubliés deviennent aujourd’hui un véritable creuset artistique à la fois riche de sa tradition et porteur de nouveaux messages.
Peut-on parler d’un art spécifique arabo-musulman ?
De nos jours, les artistes ne sont plus enfermés dans leur propre culture. Beaucoup d’ailleurs vivent à l’étranger où ils ont suivi bien souvent leur formation artistique. Mais, il reste évident que beaucoup d’artistes de la région s’inscrivent dans leur propre tradition culturelle, par exemple en donnant une réinterprétation contemporaine de la calligraphie arabe et que d’autres artistes témoignent de leur époque en adressant des messages qui concernent directement ou pas l’actualité économique, sociale ou politique du territoire. Certaines de ces œuvres sont si inspirées de l’actualité de la région qu’elles pourraient même être interprétées comme de véritables manifestes à l’instar des installations de Hady SY ou des peintures de Jeffar Khaldi qui seront présentées à Menasart-fair cette année.
Parler de marché suppose des hausses, mais aussi des baisses de prix…
C’est tout d’abord le marché de l’art contemporain qui a commencé à présenter les caractéristiques d’un marché spéculatif. La multiplication des transactions et des achats à la hausse, suscités par les effets d’entraînement et de mode ou par l’attrait ostentatoire du prix fort, a abouti à la déconnexion entre les prix pratiqués sur le marché et la valeur artistique de départ.
La bulle spéculative, tout d’abord attachée aux seuls artistes occidentaux, a atteint son paroxysme, le 16 septembre 2008 chez Sotheby’s à Londres, avec le formidable coup de marketing de la vente de l’artiste britannique Damien Hirst intitulée “Beautiful Inside My Head Forever” qui a totalisé 120 millions d’euros. Si après cette vente record, nous ignorons l’évolution de la cote de l’artiste, puisque aucune pièce importante n’a été vendue depuis aux enchères il faut noter que le marché des multiples* a enregistré une chute globale de 40 %.
En revenant à l’exemple de Zhang Xiaogang, après le prix record obtenu en avril 2008 de 3,4 millions d’euros, pour une de ses œuvres les plus connues, présentée à la 46e Édition de la biennale de Venise, provenant d’une grande collection occidentale, on a pu observer six mois plus tard en octobre 2008, au début de la crise économique, que sur les onze toiles présentées en vente à Londres et à Hong Kong huit d’entre elles ont été ravalées en raison d’estimations jugées trop élevées.
(*) Multiples : œuvres tirées à plusieurs exemplaires quel que soit le support : papier, photographie, bronze, résine…