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Gaz naturel : la ruée vers l'or bleu

La découverte de gaz en eaux profondes dans le bassin levantin de la Méditerranée, notamment au large du Liban, participe d’une révolution en passe de bouleverser durablement l’avenir énergétique mondial. Longtemps considéré comme un hydrocarbure de seconde zone, le gaz naturel pourrait, à la faveur des avancées technologiques récentes, devenir un filon semblable à ce que furent jadis ceux de l’or, puis du pétrole.

« Le XXIe siècle sera gazier ou ne sera pas » : si parmi les nombreux experts œuvrant sur le secteur de l’énergie, il s’en trouvait un qui ait une propension à l’emphase semblable à celle que l’on prête à Malraux, c’est sans doute ainsi qu’il décrirait le paysage énergétique à venir. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) n’a ainsi pas hésité à évoquer un « âge d’or du gaz » dans le rapport spécial qu’elle a consacré en 2011 à cette source d’énergie. Et les chiffres qu’elle fournit dans son scénario le plus optimiste ont de quoi faire tourner les têtes : à l’horizon 2035, le gaz naturel devrait peser 25 % du bouquet énergétique mondial (contre 16 % de 1960 à 1990 et 21 % actuellement), et la demande mondiale – alimentée principalement par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) – croître d’environ 50 %, soit 1 800 milliards de mètres cubes. Le gaz serait ainsi la seule énergie fossile à voir sa part augmenter dans le mix énergétique mondial dans les trois prochaines décennies.
Cet engouement gazier est accentué par les nombreux enjeux auxquels est confronté le secteur de l’énergie comme la perspective d’un hypothétique “pic pétrolier” ; la nécessité de contrôler les émissions de CO2 ; l’effet Fukushima sur les grands choix énergétiques ; ou encore les enjeux en termes de sécurité d’approvisionnement. Face à ces problématiques, le gaz naturel présente un profil très intéressant à de nombreux égards : son empreinte carbone est l’une des plus faibles parmi les énergies fossiles, c’est une ressource largement disponible – l’AIE estimant désormais les réserves mondiales à deux siècles, toutes choses égales par ailleurs – et sa concentration géographique est bien moindre que celle du pétrole. Surtout, les importants progrès des techniques de forage et d’exploitation du gaz, conjugués à une évolution des prix favorable, ont contribué à une triple évolution qui est appelée à révolutionner le secteur.

Le gaz liquéfié fluidifie le marché

La première de ces révolutions affecte le transport et la distribution du gaz naturel. L’un des inconvénients majeurs de cette ressource est qu’elle nécessite une infrastructure coûteuse, énergivore et rigide : les gazoducs impliquent de lourds investissements, notamment l’installation d’une série de stations de pompage le long du trajet. C’est en partie pour cette raison que la fourniture de gaz s’effectue sur des marchés de gré à gré. Les contrats prévoient le plus souvent un engagement du client à payer une certaine quantité de gaz indépendamment de sa consommation et une indexation des prix sur le cours du pétrole.
Cette méthode classique est désormais concurrencée par l’essor du gaz naturel liquéfié (GNL). Si le procédé de liquéfaction est ancien – il a été mis au point au XIXe siècle et sa première exploitation commerciale a vu le jour en 1941, c’est dans les vingt dernières années qu’il monte véritablement en puissance, notamment pour des raisons de sécurisation des approvisionnements des marchés est-asiatiques et atlantiques. Car le commerce du GNL a l’immense avantage de permettre aux producteurs d’utiliser le transport maritime pour leurs échanges commerciaux, élargissant ainsi la palette des fournisseurs disponibles pour les acheteurs. Il a ainsi accompagné la création de marchés “spots” sur lesquels les opérateurs acquièrent leurs cargaisons à des prix fluctuant selon l’offre et la demande.
Résultat, le marché du GNL explose : si au début des années 1970, le GNL ne représentait que 5 % du commerce de gaz, cette part dépassait les 30 % en 2011. Elle est appelée à croître de manière considérable si les investissements nécessaires à ses infrastructures suivent. Un point de détail compte tenu des débouchés potentiels : selon un rapport de Research and Markets publié fin 2011, la demande devrait dépasser l’offre de 75 millions de tonnes en 2014. De quoi aiguiser bien des appétits : le Qatar, premier État à investir massivement dans la liquéfaction, domine actuellement le marché avec 103 milliards de mètres cubes exportés. Il devrait très vite être concurrencé par de nouveaux acteurs comme l’Australie, qui a prévu d’investir plus de 120 milliards d’euros dans sept projets d’usines de liquéfaction devant lui permettre de devenir le premier exportateur d’ici à 2020. Certains de ces projets s’appuient sur les derniers virages technologiques en cours, comme le développement, par les compagnies Shell et GDF-Suez notamment, d’unités flottantes de liquéfaction qui permettront de produire et de traiter le gaz in situ avant avitaillement des tankers méthaniers. Les États-Unis s’intéressent également de très près au GNL depuis que ce pays s’est lancé dans l’exploitation massive de ses gaz non conventionnels.

La révolution des gaz non conventionnels

Les perspectives d’exploitation d’immenses réserves planétaires de gaz non conventionnels (GNC) constituent la deuxième révolution du secteur. Confrontés à la forte demande énergétique des BRICS couplée au renchérissement du cours du brut, les acteurs de l’énergie se sont lancés depuis quelques années à la conquête de ces gisements au potentiel considérable : les réserves estimées sont quasiment à la hauteur de celles du gaz conventionnel avec plus de 396 tétramètres cubes. À l’inverse de la plupart des gaz conventionnels, les gaz non conventionnels sont contenus dans des réservoirs trop imperméables pour être découverts et exploités par les techniques habituelles. C’est donc le développement au cours des dernières décennies de nouveaux procédés – le forage horizontal et la fracturation hydraulique – qui a rendu possible cet engouement. Un engouement d’autant plus manifeste que les GNC dessinent une nouvelle carte énergétique, bien plus hétérogène, permettant ainsi à un certain nombre de pays d’espérer réduire significativement leur dépendance dans ce domaine.
Dans le rôle du pionnier, les États-Unis qui disposent de réserves considérables de gaz de schiste et sont le seul pays à l’exploiter opérationnellement aujourd’hui. Depuis 2008, on assiste à une véritable frénésie : cette année-là, plus de trente mille puits sont mis en exploitation, contribuant rapidement à la formation d’une bulle gazière et une division par deux à trois des prix du gaz. Le rythme s’est aujourd’hui ralenti mais reste supérieur à 15 000 nouveaux puits par an. Cette cadence est facilitée par une législation locale particulièrement permissive vis-à-vis des compagnies gazières, le propriétaire du terrain étant considéré comme maître de son sous-sol. Cet investissement massif a permis aux États-Unis de dépasser la Russie comme premier producteur mondial en 2009. L’année suivante, les gaz non conventionnels représentaient déjà un peu moins des deux tiers de la production nationale (609 milliards de mètres cubes), dont un tiers de gaz de schiste. Selon le département de l’Énergie américain, cette part devrait dépasser les 50 % en 2035, permettant au pays de devenir un exportateur net de gaz naturel d’ici à 2020 et d’atteindre ainsi un objectif d’indépendance énergétique autrefois chimérique.
Résultat, partout dans le monde, États et opérateurs jouent des coudes pour se lancer à la recherche du nouvel eldorado. Le Mexique, l’Argentine et la Chine devraient être les premiers à rejoindre les États-Unis. En attendant, la Chine mise beaucoup sur ses réserves de gaz de houille pour réduire sa facture énergétique et compte en exploiter cinquante milliards de mètres cubes d’ici à 2015. La situation est beaucoup plus contrastée en Europe qui dispose également de nombreux gisements disséminés sur tout le continent et est particulièrement exposée aux aléas géopolitiques du fait de sa dépendance gazière vis-à-vis de la Russie. Il n’est donc pas étonnant que la Pologne figure en tête des pro-gaz de schiste : depuis 2011, elle a entrepris plus d’une centaine de forages et de fracturations exploratoires, et envisage une exploitation commerciale de ses gisements à partir de 2014. Des permis d’exploration et d’exploitation ont également été accordés dans de nombreux autres pays, parmi lesquels la Hongrie, l’Ukraine et le Danemark. A contrario, d’autres pays ont rapidement fait machine arrière, privilégiant un principe de précaution sanitaire et environnemental aux promesses d’abondance : la France a lancé les hostilités avec un moratoire adopté dès juillet 2011, elle a été suivie en ce sens par la Bulgarie et la Roumanie, pays pourtant sous la coupe de Gazprom, le géant gazier russe.

Des milliards de mètres cubes sous les mers

La troisième révolution découle de la découverte de gigantesques ressources de gaz naturel – conventionnel cette fois – en eaux très profondes. Là encore, c’est le couple progrès technique/explosion de la demande mondiale qui a enfanté la mutation en cours. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, l’exploitation de ce gaz offshore était en effet soumise à d’importants aléas technologiques et de rentabilité : il a fallu d’une part trouver les solutions permettant de démultiplier la profondeur accessible par forage (ils peuvent désormais aller sous les 2 000 mètres) et d’autre part s’assurer d’avoir des débouchés viables en termes de prix et de quantités sachant que le coût des opérations se chiffre en centaines de millions de dollars. Stimulés par le contexte énergétique actuel, les compagnies pétrolières et gazières ont entamé toute une série d’explorations dans l’espoir de décrocher le jackpot.
Elles ont fait mouche dans l’océan Indien. Depuis deux ans, les découvertes de gisements de pétrole et de gaz naturel offshore s’enchaînent à un rythme effréné au large de l’Afrique de l’Est, motivant le cabinet d’audit Ersnt & Young à publier récemment un rapport présentant la région comme une nouvelle frontière du gaz naturel sur le continent. Concentrée aujourd’hui autour de trois pays – l’Algérie, l’Égypte et le Nigeria, la production de gaz africain est en effet appelée à passer à l’Est, impulsée notamment par les billions de mètres cubes que recèlerait le bassin de Rovuma qui s’étend dans les eaux territoriales de la Tanzanie et du Mozambique. Une véritable manne pour les majors du gaz qui veulent toutes leur part du gâteau. Au Mozambique, l’italien ENI s’est ainsi dit prêt à investir jusqu’à dix milliards de dollars, pour faire face à la concurrence de la compagnie américaine Anadarco et du français Total. En Tanzanie, le britannique BG Group a été rejoint entre autres par Statoil, Shell et BP dans la course aux licences d’exploration. En ligne de mire, le florissant marché asiatique, d’où la nécessité d’implanter des unités de liquéfaction pour y exporter ce gaz. BP a ainsi estimé que le gaz africain contribuerait pour moitié à la croissance de la production de GNL dans les huit ans à venir.
Les acteurs du gaz lorgnent également la Méditerranée orientale. S’appuyant sur les données géologiques récentes et les résultats de l’exploration pétrolière menée dans la dernière décennie, le service géologique fédéral américain (USGS) a initié une première estimation des réserves d’hydrocarbures de ses trois grands bassins (le bassin égéen, celui du Nil et le Levant). Les conclusions du rapport publié en 2010 sont impressionnantes : le service évalue le total pour la Méditerranée orientale à 9 700 milliards de mètres cubes de gaz et à 3,4 milliards de barils de pétrole. Soit, en ce qui concerne le potentiel méthanier, un peu plus de la moitié des réserves du plus important bassin de gaz naturel connu à ce jour, en Sibérie occidentale. La seule zone du bassin du Levant – bordant les côtes du Liban, d’Israël, des territoires palestiniens occupés, de Chypre et de Syrie – abriterait à elle seule 3 450 milliards de mètres cubes de gaz naturel. Dès lors, l’ensemble des États de la région se sont décidés à entrer dans la danse. Mais certains ont eu le pas plus leste : Israël et l’Égypte ont été les premiers à se lancer dans l’exploitation, Chypre leur a récemment emboîté le pas, tandis que le Liban et la Syrie, pour des raisons différentes, sont à la traîne. Tous espèrent en tout cas que les nombreux imbroglios diplomatiques et géopolitiques qui se sont greffés sur cette question ne dissuaderont pas les opérateurs d’investir les milliards de dollars nécessaires à la réalisation des projets.




Trois bémols à l’engouement pour le gaz

L’optimisme quasi unanime des rapports publiés sur l’émergence d’une nouvelle ère gazière, par des organismes dépendants ou proches des compagnies pétrolières, doit être en partie nuancé.
Sur l’ampleur réelle des réserves mondiales exploitables d’abord. Les experts disposent certes de méthodes de plus en plus fiables, notamment grâce aux progrès de l’imagerie sismique, pour repérer les gisements et évaluer leur potentiel. Mais, d’une part, seuls les forages effectivement réalisés permettent de vérifier la réalité des estimations préalables et, d’autre part, les volumes ainsi évalués restent approximatifs. Cela peut donner lieu à certaines déconvenues. En Pologne par exemple, l’estimation des ressources a ainsi été considérablement divisée au fur et à mesure des explorations. Alors que l’agence américaine EIA avait estimé en 2011 le gisement polonais à 5 300 milliards de mètres cubes, un rapport publié par la suite par l’Institut national de géologie (PIG) est venu infirmer ces chiffres indiquant une fourchette entre 350 et 2 000 milliards de mètres cubes tout en précisant que le chiffre le plus probable serait de 770 milliards de mètres cubes...
Les coûts faramineux d’exploitation de ce gaz abondant sont un autre paramètre à prendre en compte. L’AIE concède ainsi que pour que son scénario d’“âge d’or” se réalise, environ 8 000 milliards de dollars devront être investis dans de nouvelles infrastructures. Pour que les différents acteurs jouent le jeu, il faudrait qu’il en vaille la chandelle : « On entre dans une nouvelle ère technologique où les compagnies mettent en œuvre des projets de plus en plus complexes et les investisseurs attendent généralement un retour financier à la hauteur des importants risques pris », confirme Patrick Gougeon, directeur du Centre de recherche pour le management de l’énergie (RCEM, basé à Londres).  Or, si l’explosion de la demande est à peu près certaine, l’évolution des prix sur le long terme est plus aléatoire et pourrait refroidir bien des ardeurs. Le gisement Shtokman, en mer de Barens, constitue à cet égard une sorte d’avertissement : malgré des réserves estimées aux alentours de 3 800 milliards de mètres cubes, le consortium chargé de son développement (Gazprom, Total et Statoil) a annoncé en août dernier le gel sine die de son développement ; démotivé par la conjonction de problèmes techniques et la chute des prix liée au schiste américain.
Enfin, le coût climatique et écologique de cette ruée vers le gaz est aussi à prendre en compte. Certes, la poursuite de la substitution du gaz au charbon dans la production d’électricité contribuerait à générer moins de CO2. Certes, les énergies renouvelables ne constituent pas une alternative pouvant répondre à l’explosion de la demande énergétique. Mais le gaz reste une énergie fossile et la production des gaz non conventionnels est encore plus polluante que celle du gaz naturel.

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