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Corruption. Liban : les mauvais comptes font les bons amis

Avec la libéralisation économique et la déréglementation dans les années 1980, la corruption est devenue un phénomène global, touchant pays pauvres comme riches. Elle représenterait actuellement chaque année 1 000 milliards de dollars par an à l’échelle mondiale.

La corruption ? Un mot presque aussi vieux que l’invention du pouvoir. Le corrupteur et le corrompu ? L’un des couples les plus indémodables depuis la Grèce antique. Véritable phénomène de société, la corruption s’immisce dans toutes les économies, sous toutes les latitudes. Surtout répandue dans les pays pauvres, là où l’absence d’État est criante et les mécanismes de contrôle sur les opérateurs économiques quasi inexistants, elle n’épargne pas pour autant les pays riches, comme l’ont montré de nombreux scandales de corruption depuis les années 1980 au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Ses conséquences sont ravageuses et les quelques chiffres, qui donnent une estimation du phénomène, donnent le vertige. Selon la Banque mondiale, la corruption représenterait ainsi 1 000 milliards de dollars par an à l’échelle du monde. Pour les seuls pays en développement, le montant des pots-de-vin qui seraient versés à des fonctionnaires atteindrait entre 20 et 40 milliards de dollars par an, soit 20 à 40 % de l’aide publique au développement. Le GAFI (Groupe d’action financière, un organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme) estime pour sa part que 800 à 1 800 milliards de dollars seraient blanchis chaque année.

La “nébuleuse sémantique” (1) de la corruption

Définir la corruption s’avère une entreprise fastidieuse. En fait, il faudrait conjuguer le mot au pluriel, tellement ses formes se chevauchent, s’entremêlent. Sous son parapluie, peuvent être regroupées une grande diversité de pratiques qui impliquent des actes, des acteurs, des degrés d’illégalité et de légitimité très différents. Si l’on veut simplifier, on peut considérer que la corruption existe lorsqu’une personne publique, le corrompu, demande à recevoir ou accepte de recevoir un avantage quelconque, en échange de son action, ou de son inaction au profit d’une personne privée, le corrupteur (2). La corruption implique généralement une délégation de pouvoir. C’est l’application du modèle économique du “principal” et de “l’agent”, dans lequel le “principal” (la collectivité) donne un pouvoir à un “agent” (un fonctionnaire), qui va en user de manière discrétionnaire à des fins privées. La corruption est rendue possible lorsque le contrôle du principal sur l’agent est défaillant et les sanctions insuffisantes. Quand l’agent est l’homme politique et ses électeurs le principal, on parle non pas dans ce cas de corruption administrative, mais de corruption politique. L’acte de corruption n’implique pas toujours un enrichissement matériel : procurer un emploi à une personne ou lui rendre d’autres services peut aussi être considéré comme de la corruption.
Ce qui distingue la corruption de certaines autres pratiques, comme la mauvaise gestion ou la gabegie, c’est qu’elle est par essence un acte malhonnête. Intervient ici l’idée d’une transgression de la morale et du droit. La corruption est le résultat de calculs rationnels entre un corrupteur et un corrompu, et non la conséquence de comportements ou de règles irrationnels. La théorie économique – en particulier l’école néoclassique – analyse essentiellement la corruption en termes de marché : sur le marché de la corruption, il y a des transactions mettant en relation des offreurs (hommes politiques ou fonctionnaires) et des demandeurs (particuliers, employés), qui se mettent d’accord sur un prix versé à l’offreur. Mais elle représente bien davantage : c’est un phénomène de société aux ramifications sociales, politiques et culturelles. Certaines organisations internationales ont tenté de la circonscrire : la définition la plus commune, adoptée par la Banque mondiale et Transparency International, désigne la corruption comme « un abus d’une fonction publique à des fins d’enrichissement personnel ». Les conventions internationales de lutte contre la corruption (OCDE, Conseil de l’Europe, Nations unies) ne donnent quant à elles pas de définition de la corruption, mais établissent plutôt des infractions pour un ensemble de comportements relevant de la corruption.

Des formes et des typologies multiples

La corruption englobe en fait toutes sortes de pratiques illicites : trafic d’influence, extorsion de fonds, captation d’État, fraude, détournement de fonds publics, atteinte à l’égalité de traitements des candidats aux marchés publics, évasion fiscale… Mais il existe d’importantes divergences juridiques, selon que la corruption est tolérée dans certaines sociétés ou condamnée dans d’autres. Certaines pratiques comme le clientélisme, le népotisme, ou les abus d’influence, ne seront pas jugées par certains États comme des actes de corruption. La Banque mondiale a établi différents degrés de corruption et distingue entre “petite” et “grande” corruption. La petite corruption désigne essentiellement la corruption bureaucratique dans l’administration publique, tandis que la grande corruption met en jeu des sommes beaucoup plus importantes et implique généralement les décideurs politiques. Quand ces deux types de corruption s’auto-entretiennent, on parle alors de corruption systémique. Les codes criminels de certains pays donnent une autre distinction entre “corruption active” et “corruption passive” : la première implique d’offrir ou de chercher à obtenir de l’argent, une garantie, ou un avantage en contrepartie de services rendus. La seconde s’applique lorsqu’une personne reçoit des avantages pour lesquels elle accepte d’abuser de sa charge en vue de favoriser la personne qui est à l’origine de la tractation.

Toute l’économie touchée par ricochet

Depuis la prise de conscience internationale des années 1990, la corruption est globalement considérée comme un obstacle majeur au développement économique. Mais certains économistes, dans la continuité des premières études américaines sur la corruption dans les années 1960-70 (Huntington), considèrent la “grease money” comme un mal nécessaire : les pots-de-vin seraient “l’huile” nécessaire dans les rouages d’un État bureaucratique et rigide. Différentes études empiriques ont cependant démontré l’impact négatif de la corruption sur les économies : la corruption réduit d’abord le montant global des investissements, à la fois étrangers et locaux. Les entrepreneurs locaux et étrangers sont en effet obligés de verser des pots-de-vin avant de pouvoir entreprendre leurs activités sur le marché et installer leur entreprise, et il est risqué pour eux de placer leur épargne dans des pays où la plus-value sera moindre. La corruption agit donc comme une sorte de “taxe” qui vient réduire les revenus des investisseurs. La corruption favorise également les fuites de capitaux, car les pots-de-vin ne sont généralement pas réinvestis dans l’économie, mais placés à l’étranger, échappant de facto à toute taxation. La corruption altère enfin le choix des investissements réalisés : les dépenses publiques sont orientées vers des projets qui permettent le plus facilement d’encaisser des pots-de-vin, aux dépens de programmes prioritaires, concernant la santé ou l’éducation. Il en résulte souvent des projets non aboutis – financés par l’aide au développement – qu’on a appelés les “éléphants blancs”. Certaines études de la Banque mondiale estiment que lorsqu’un pays vient à bout de la corruption, son taux de croissance peut augmenter jusqu’à 3 % par an. Pourtant, le lien entre corruption et croissance économique n’est pas toujours évident. La Banque mondiale a ainsi découvert que des pays qui ont un système de corruption plus prévisible peuvent avoir des taux d’investissement élevés. Dans ce cas, la corruption est centralisée, c’est-à-dire qu’elle est contrôlée par l’élite à travers l’économie. Certains pays connaissent donc de forts taux de croissance, malgré un niveau élevé de corruption : c’est notamment le cas de pays d’Asie du Sud ou de la Chine.

Comment lutter contre la corruption ?

Face à l’ampleur de la corruption, divers instruments juridiques ont été créés depuis une quinzaine d’années. Le premier a été adopté à l’initiative de l’OCDE en 1997 : une convention pour la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les marchés publics internationaux. Le texte ne couvre que la responsabilité des corrupteurs (corruption active) et non celle des agents étrangers qui reçoivent des pots-de-vin. Les pays signataires doivent prendre des sanctions pénales, contre leurs ressortissants convaincus de corruption d’un agent public étranger. Trente-neuf États sont parties à la convention. On peut aussi citer la convention pénale du Conseil de l’Europe sur la corruption. L’instrument le plus élaboré à ce jour reste sans doute la Convention des Nations unies contre la corruption (UNCAC), en vigueur depuis 2005, qui reconnaît le principe de restitution des biens mal acquis : les fonds publics détournés qui ont été confisqués doivent être restitués à l’État requérant. Cependant, une grande partie des dispositions sur la convention sont optionnelles et ne demandent aux signataires que d’envisager leur mise en œuvre…
Parallèlement, plusieurs initiatives privées ont fait de la lutte contre leur corruption leur cheval de bataille : en particulier l’organisation Transparency International, créée en 1993 en Allemagne par Peter Eigen, un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale. Transparency International a introduit la notion de système d’intégrité : différents piliers ont été définis, qui permettent d’analyser la corruption dans un pays donné et les efforts réalisés en matière de lutte contre la corruption : un arsenal législatif, l’indépendance de la justice, des organismes publics de contrôle, un rôle déterminant des médias et la société civile… L’organisation internationale tente de collaborer directement avec les États, avec plus ou moins de succès. Mais même avec de la volonté politique et les meilleures intentions du monde, la partie s’annonce très longue…

(1) L’expression est d’A. Morice.
(2) Définition donnée par Guillaume Louis, professeur à l’école de criminologie à l’université de Montréal.

Mesurer la corruption

La corruption étant par essence cachée, il est impossible de fournir des statistiques objectives permettant de la mesurer. Une méthode traditionnelle consiste à se baser sur le nombre de condamnations pour corruption dans un pays, mais ces statistiques sont le produit de législations nationales très différentes et reflètent davantage l’efficacité des autorités pénales que le phénomène de corruption en lui-même. Les études académiques utilisent souvent le guide international du risque-pays (International Country Risk Guide), publié par le groupe “Political Risk Service” (PRSG), une société de consultants basée à New York, qui évalue le degré de corruption en rapport avec le système politique. Différentes institutions internationales proposent aussi des données sur la corruption, comme la Banque mondiale, qui inclut dans ses indicateurs mondiaux de la gouvernance un indicateur de “maîtrise de la corruption”.
Face à la difficulté de pouvoir quantifier la corruption, les organismes internationaux ont souvent recours à une évaluation de la “perception de la corruption”, en partant de l’hypothèse que celle-ci évolue comme la corruption elle-même. La mesure la plus utilisée reste ainsi l’indice de perception de la corruption (IPC), fourni chaque année par Transparency International (TI) depuis 1995. Cet indice est élaboré à partir d’enquêtes réalisées par des instituts privés ou des organisations non gouvernementales. C’est une sorte de “sondage des sondages”, où des hommes d’affaires, de hauts fonctionnaires internationaux, des économistes, des journalistes spécialisés, des chercheurs universitaires sont interrogés sur les pratiques de corruption dans un pays qu’ils connaissent bien. Les résultats de toutes les enquêtes disponibles sont compilés afin d’obtenir une échelle de 0 (haut niveau de corruption) à 10 (haut niveau de probité) pour 176 pays (dans le nouveau classement de 2012). Il faut noter que l’IPC est construit uniquement pour des pays dont les données issues d’au moins trois sources différentes sont disponibles, ce qui explique qu’il englobe moins de pays que l’indicateur de la Banque mondiale.
L’IPC analyse plutôt la demande de corruption, tandis qu’un autre indicateur de Transparency International se concentre sur l’offre de corruption : il s’agit de l’indicateur de corruption des pays exportateurs (IPCE), qui mesure la propension des entreprises des 30 plus grands pays exportateurs à payer des pots-de-vin à l’étranger. Dernier outil de mesure de TI, un baromètre de la corruption, un sondage lancé depuis 2003 qui exprime le sentiment des populations de 60 pays face au phénomène de la corruption. Les indices de Transparency International, notamment l’IPC, sont souvent considérés comme subjectifs, car privilégiant le point de vue d’hommes d’affaires et d’experts. On leur reproche aussi de présenter une version uniforme de la corruption, en mettant l’accent sur les formes traditionnelles de corruption, en particulier les versements de pots-de-vin. S’il n’est pas pleinement satisfaisant, l’IPC reste à ce jour l’instrument le plus élaboré de connaissance des pratiques de corruption et constitue un important instrument de pression politique.


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