Un article du Dossier
Corruption. Liban : les mauvais comptes font les bons amis
La corruption au Liban n’a cessé d’augmenter depuis les années 1990. La corruption à grande échelle d’abord, celle des politiciens et des hauts fonctionnaires, mais aussi la petite corruption administrative, encouragée par la dégradation des conditions économiques. Parallèlement, les efforts pour davantage de transparence n’ont connu aucune amélioration sensible. Plus de vingt ans après la fin de la guerre civile, l’économie libanaise continue d’en payer le prix.
Enregistrer une convocation en justice au tribunal ? Difficile d’y échapper sans verser un “bakchich” de 10 à 15 dollars à un fonctionnaire de justice. Renouveler son permis de conduire ? Presque indispensable de passer par un “semsar” qui facilitera la procédure et qui prendra 50 % de frais supplémentaires qu’il partagera avec l’employé gouvernemental. Acheter son permis de conduire sans avoir à passer les tests ? Facile, il suffit de payer 40 à 50 dollars à l’examinateur, en plus du coût du permis (300 dollars). La liste pourrait se prolonger comme cela indéfiniment. Dans tous les segments de la vie quotidienne, la corruption au Liban s’est institutionnalisée. Le dernier indice de perception de la corruption (IPC) publié par l’ONG Transparency International le montre clairement. Cet indicateur place le Liban à la 128e place sur 176 pays en 2012 et 13e sur les 18 pays de la région MENA, derrière la Jordanie, l’Algérie ou même la Tunisie et l’Égypte. Certes, l’IPC reste un indicateur, et pas un critère “scientifique”, puisqu’il se fonde sur des enquêtes d’une série d’acteurs économiques à l’étranger ou résidant dans le pays même (Banque mondiale, Banques asiatique et africaine de développement, Forum économique mondial…), mais il donne une bonne idée de l’ampleur de la corruption au Liban.
L’année dernière, les scandales liés à la corruption n’ont pas épargné le pays, qu’il s’agisse de l’affaire du mazout rouge, de la découverte de produits alimentaires avariés, de la contrebande au port de Beyrouth, ou plus récemment du trafic de médicaments génériques. C’est dans le secteur public que la corruption atteint les plus hauts sommets : hôpitaux publics, douanes, universités, police, télécommunications, système judiciaire… Les opportunités de corruption se multiplient surtout quand les interactions entre secteur privé et secteur public sont très fortes, comme lors de la passation des marchés publics (voire page 48) ou dans le secteur de la construction. « Les pots-de-vins représentent en moyenne de 1 à 2 % de la valeur d’un projet immobilier, ce qui représente des centaines de milliers de dollars pour les grandes constructions. C’est une taxe indirecte que l’on doit prendre en compte avant de démarrer un projet », explique un promoteur de la capitale. « On ne paie pas l’argent directement aux fonctionnaires, mais à des intermédiaires. Chaque fonctionnaire dispose d’un courtier spécialisé dans le suivi des permis de construire ; si l’on ne passe pas par ces personnes, on peut attendre des mois, voire des années avant d’obtenir son permis », soutient le même promoteur. La corruption intervient même avant l’obtention du permis de construire, lors de l’évaluation de la valeur du terrain, puis se poursuit jusqu’à l’obtention du permis d’occuper, la plupart des pots-de-vin étant payés aux départements d’ingénierie des municipalités.
Des coûts de corruption élevés
Souvent, le secteur privé joue le jeu de la corruption : un sondage de Lebanese Transparency Association (LTA) portant sur 250 petites et moyennes entreprises (PME) en 2010 a en effet révélé que 65 % des sociétés interrogées avaient payé des pots-de-vin afin de faciliter ou d’accélérer des procédures et que 38 % d’entres elles qui avaient conclu des contrats avec l’administration ont dû payer un pourcentage aux responsables afin d’en faciliter l’obtention. Le montant des pots-de-vin ou des “cadeaux” constituerait l’équivalent d’une taxe annuelle de 5 % pour les entreprises, selon une étude de 2006 du Service conseil pour l’investissement étranger de la Banque mondiale, et pèse ainsi sur les investissements directs étrangers (IDE). Quand un entrepreneur veut investir, il regarde ses frais d’installation, ses frais de sortie et son retour sur investissement. « Au Liban, les frais d’entrées sont très importants, car il existe de nombreuses taxes cachées et il est également complexe de sortir du marché à moindre coût, car il est nécessaire d’obtenir le quitus de nombreux ministères, ce qui multiplie les opportunités de corruption. La sortie des entreprises du pays s’achève souvent par des accords à l’amiable », explique Fouad Zmokhol, le président du Rassemblement des chefs d’entreprises du Liban (RDCL).
En définitive, les coûts de la corruption sont très élevés pour le Liban : ils représenteraient entre 1,25 et 1,5 milliard de dollars, soit l’équivalent de 4 à 5 % du PIB, selon des chiffres de la LTA révélés en 2010, même si le phénomène reste très difficile à évaluer. Le secteur privé ne fournit en effet aucune estimation des coûts de la corruption, ceux-ci ne figurant pas dans les rapports financiers annuels des sociétés. La facture de la corruption se répercute à plusieurs niveaux : dans le secteur privé sur les consommateurs qui finissent par payer plus cher les biens et services qu’ils acquièrent ; dans le secteur public, en entraînant une inégalité d’accès aux services publics et en provoquant de nombreux dysfonctionnements. Exemple classique avec les infrastructures routières. « Si les routes sont l’objet de chantiers permanents, cela s’explique en partie par des détournements de fonds. Les entrepreneurs réduisent leurs coûts, par exemple en utilisant une couche d’asphalte de 5 centimètres au lieu de 7, ou en réduisant la teneur en bitume dans la préparation de l’asphalte, afin de pouvoir rétribuer les hommes politiques qui ont favorisé l’obtention du contrat et différents intermédiaires. Au bout de quelques semaines, les premiers nids-de-poule apparaissent sur les routes », raconte un entrepreneur. La corruption, en augmentant artificiellement le coût des projets, va nécessairement limiter le nombre de futurs investissements publics, une partie des sommes réservées à des programmes de développement se trouvant englouties par des pots-de vin versés à des sociétés privées ou à des hommes politiques. Le secteur des travaux publics en fournit de nouveau une bonne illustration. « Les entrepreneurs qui sont systématiquement choisis pour l’asphaltage des routes sont ceux qui utilisent de l’asphalte noir (préparé à chaud), alors que l’asphalte à froid revient 30 % moins cher, car ces entrepreneurs disposent d’un monopole au ministère des Travaux publics. Cela génère une inflation des prix totalement injustifiée », explique un connaisseur du système.
Le fléau de la corruption politique
La corruption politique, qui se chiffre chaque année en centaines de millions de dollars, est celle qui frappe le plus durement l’économie. Elle s’est largement développée dans les années d’après-guerre, dans le cadre de la reconstruction. « Le système clientéliste existait déjà avant 1975, les politiciens se livrant à des pratiques de favoritisme et de corruption bureaucratique qui prenaient la forme d’une relation patron-client, mais il s’est renforcé avec le délitement de l’État pendant la guerre civile », explique Sarah Hariri Haykal, auteur d’une thèse sur « l’émergence des normes de la corruption au Liban » soutenue en juillet 2011. Les liens se sont mécaniquement soudés entre les citoyens, les “patrons” et les communautés religieuses auxquels ils étaient reliés. « Après la guerre, il n’y avait plus d’autorité centrale, mais davantage de joueurs issus des différentes élites confessionnelles, qui ont chacun réclamé leur part du gâteau », souligne pour sa part Sami Atallah, directeur du Lebanese Center for Political Studies (LCPS). Après les accords de Taëf, les chefs de clan ou de milice sont parvenus à monopoliser les hauts postes au Parlement ou au sein de l’administration, via le système de la “troïka” et ses ramifications (institution informelle constituée du président, du Premier ministre et du président de la Chambre). Ils ont pu ainsi contrôler les aides étrangères et confié les grands projets de reconstruction à des sociétés dont ils étaient proches. Les illustrations sont multiples : réhabilitation des infrastructures des régions libanaises (Conseil du développement et de la reconstruction), reconstruction du centre-ville (Solidere), retour des déplacés dans le Mont-Liban (Caisse des déplacés), reconstruction du Sud (Conseil du Sud)… Les leaders politiques ne se sont pas servis uniquement de leurs positions pour fournir des biens publics à leur communauté, mais aussi pour engranger des gains personnels. « L’élite politique libanaise est une élite néopatrimoniale ; la politique est un business comme un autre, offrant des opportunités d’appropriation et d’usage privatif des ressources. Il n’existe pas de distinction claire entre le public et le privé », ajoute Sarah Hariri Haykal. La corruption pratiquée aux échelons inférieurs de l’administration reste étroitement liée à la grande corruption, car les fonctionnaires corrompus ont souvent été recrutés – directement ou indirectement – par les élites politiques qui les protègent. « Quand l’on veut poursuivre un fonctionnaire malhonnête, c’est le leader confessionnel qui se sent attaqué, et cela se retourne contre celui qui a dénoncé l’acte de corruption », affirme Leila Barakat. L’ancienne coordinatrice générale de “Beyrouth, capitale mondiale du livre” en a été directement victime. Pour avoir dénoncé des pratiques de détournement de fonds au sein du ministère de la Culture, elle a été menacée, attaquée en diffamation en mai 2011 et enfin contrainte d’annuler la publication de son ouvrage détaillant son expérience de corruption en échange de l’abandon des plaintes contre elle.
Impunité des corrompus
Le principal obstacle à la lutte contre la corruption politique reste aujourd’hui le climat d’impunité dont bénéficient les corrompus, car ils détiennent eux-mêmes les rênes du pouvoir et n’ont pas intérêt au changement. Depuis vingt ans, les hommes politiques ou hauts fonctionnaires ayant été condamnés dans des affaires de corruption se comptent sur les doigts de la main et ceux-ci n’ont souvent purgé qu’une faible partie de leur peine. Quelques exemples : Chahé Barsoumian, ministre du Pétrole, accusé en 1999 de corruption et de favoritisme dans les adjudications de contrats pétroliers, a purgé une peine de 11 mois de prison, avant d’être libéré sous caution ; les charges sont finalement abandonnées contre lui. Camille Asmar, ancien directeur général des Antiquités, accusé avec ses deux fils d’avoir détourné 4 millions de dollars dans une affaire de fausses factures, a été condamné à sept ans de prison, mais n’a passé qu’une année sous les barreaux. Ali Abdallah, ancien ministre de l’Agriculture, accusé avec dix membres de son ministère en 2003 d’avoir détourné plusieurs millions de dollars issus de fonds de l’USAID et du Fonds international pour le développement de l’Agriculture, a été libéré sous caution après sept mois de prison, etc. Le système judiciaire, très soumis au pouvoir politique, n’a jamais pu faire preuve d’indépendance et a souvent été accusé d’avoir été instrumentalisé à des fins politiciennes. « Quand les attaques de corruption sont sélectives et ne visent que certaines personnalités, alors que le système entier est touché, elles sont automatiquement perçues par les différentes communautés comme des attaques sectaires et se retrouvent décrédibilisées », explique Sami Atallah. La plupart du temps, les accusations de corruption que se lance régulièrement la classe politique en restent au stade des paroles, les politiciens ayant plutôt intérêt à se protéger mutuellement, en vertu d’un accord implicite. La levée de l’immunité parlementaire, indispensable pour pouvoir juger des députés, a ainsi seulement été votée à deux reprises par l’Assemblée depuis les accords de Taëf, en 1989. Les seuls hommes politiques “lâchés” l’ont souvent été pour des motifs n’ayant rien avoir avec des actes de corruption.
C’est cette même élite politique qui tarde à entreprendre de vraies réformes pour lutter contre la corruption : renforcer les organismes de lutte contre la corruption existants et permettre une meilleure coordination entre eux, voter de nouvelles lois conformes aux réglementations internationales en matière de lutte contre la corruption, ou même, pour les parlementaires, de faire usage de leur pouvoir d’investigation en matière de corruption, à travers des questions parlementaires, des commissions d’enquête ou des motions de censure, comme dans la plupart des Parlements étrangers. En matière de contrôle de la corruption, le pays du Cèdre a encore beaucoup à faire : la Banque mondiale, qui dispose de ses propres indicateurs de gouvernance, a placé le Liban à la 165e place sur 213 pays, derrière la plupart de ses voisins régionaux.
À paraître au Liban : Reinoud Leenders, Spoil of Truce : Corruption and State-building in Post-war Lebanon, Cornell University Press, 2012, 289 pages.
L’année dernière, les scandales liés à la corruption n’ont pas épargné le pays, qu’il s’agisse de l’affaire du mazout rouge, de la découverte de produits alimentaires avariés, de la contrebande au port de Beyrouth, ou plus récemment du trafic de médicaments génériques. C’est dans le secteur public que la corruption atteint les plus hauts sommets : hôpitaux publics, douanes, universités, police, télécommunications, système judiciaire… Les opportunités de corruption se multiplient surtout quand les interactions entre secteur privé et secteur public sont très fortes, comme lors de la passation des marchés publics (voire page 48) ou dans le secteur de la construction. « Les pots-de-vins représentent en moyenne de 1 à 2 % de la valeur d’un projet immobilier, ce qui représente des centaines de milliers de dollars pour les grandes constructions. C’est une taxe indirecte que l’on doit prendre en compte avant de démarrer un projet », explique un promoteur de la capitale. « On ne paie pas l’argent directement aux fonctionnaires, mais à des intermédiaires. Chaque fonctionnaire dispose d’un courtier spécialisé dans le suivi des permis de construire ; si l’on ne passe pas par ces personnes, on peut attendre des mois, voire des années avant d’obtenir son permis », soutient le même promoteur. La corruption intervient même avant l’obtention du permis de construire, lors de l’évaluation de la valeur du terrain, puis se poursuit jusqu’à l’obtention du permis d’occuper, la plupart des pots-de-vin étant payés aux départements d’ingénierie des municipalités.
Des coûts de corruption élevés
Souvent, le secteur privé joue le jeu de la corruption : un sondage de Lebanese Transparency Association (LTA) portant sur 250 petites et moyennes entreprises (PME) en 2010 a en effet révélé que 65 % des sociétés interrogées avaient payé des pots-de-vin afin de faciliter ou d’accélérer des procédures et que 38 % d’entres elles qui avaient conclu des contrats avec l’administration ont dû payer un pourcentage aux responsables afin d’en faciliter l’obtention. Le montant des pots-de-vin ou des “cadeaux” constituerait l’équivalent d’une taxe annuelle de 5 % pour les entreprises, selon une étude de 2006 du Service conseil pour l’investissement étranger de la Banque mondiale, et pèse ainsi sur les investissements directs étrangers (IDE). Quand un entrepreneur veut investir, il regarde ses frais d’installation, ses frais de sortie et son retour sur investissement. « Au Liban, les frais d’entrées sont très importants, car il existe de nombreuses taxes cachées et il est également complexe de sortir du marché à moindre coût, car il est nécessaire d’obtenir le quitus de nombreux ministères, ce qui multiplie les opportunités de corruption. La sortie des entreprises du pays s’achève souvent par des accords à l’amiable », explique Fouad Zmokhol, le président du Rassemblement des chefs d’entreprises du Liban (RDCL).
En définitive, les coûts de la corruption sont très élevés pour le Liban : ils représenteraient entre 1,25 et 1,5 milliard de dollars, soit l’équivalent de 4 à 5 % du PIB, selon des chiffres de la LTA révélés en 2010, même si le phénomène reste très difficile à évaluer. Le secteur privé ne fournit en effet aucune estimation des coûts de la corruption, ceux-ci ne figurant pas dans les rapports financiers annuels des sociétés. La facture de la corruption se répercute à plusieurs niveaux : dans le secteur privé sur les consommateurs qui finissent par payer plus cher les biens et services qu’ils acquièrent ; dans le secteur public, en entraînant une inégalité d’accès aux services publics et en provoquant de nombreux dysfonctionnements. Exemple classique avec les infrastructures routières. « Si les routes sont l’objet de chantiers permanents, cela s’explique en partie par des détournements de fonds. Les entrepreneurs réduisent leurs coûts, par exemple en utilisant une couche d’asphalte de 5 centimètres au lieu de 7, ou en réduisant la teneur en bitume dans la préparation de l’asphalte, afin de pouvoir rétribuer les hommes politiques qui ont favorisé l’obtention du contrat et différents intermédiaires. Au bout de quelques semaines, les premiers nids-de-poule apparaissent sur les routes », raconte un entrepreneur. La corruption, en augmentant artificiellement le coût des projets, va nécessairement limiter le nombre de futurs investissements publics, une partie des sommes réservées à des programmes de développement se trouvant englouties par des pots-de vin versés à des sociétés privées ou à des hommes politiques. Le secteur des travaux publics en fournit de nouveau une bonne illustration. « Les entrepreneurs qui sont systématiquement choisis pour l’asphaltage des routes sont ceux qui utilisent de l’asphalte noir (préparé à chaud), alors que l’asphalte à froid revient 30 % moins cher, car ces entrepreneurs disposent d’un monopole au ministère des Travaux publics. Cela génère une inflation des prix totalement injustifiée », explique un connaisseur du système.
Le fléau de la corruption politique
La corruption politique, qui se chiffre chaque année en centaines de millions de dollars, est celle qui frappe le plus durement l’économie. Elle s’est largement développée dans les années d’après-guerre, dans le cadre de la reconstruction. « Le système clientéliste existait déjà avant 1975, les politiciens se livrant à des pratiques de favoritisme et de corruption bureaucratique qui prenaient la forme d’une relation patron-client, mais il s’est renforcé avec le délitement de l’État pendant la guerre civile », explique Sarah Hariri Haykal, auteur d’une thèse sur « l’émergence des normes de la corruption au Liban » soutenue en juillet 2011. Les liens se sont mécaniquement soudés entre les citoyens, les “patrons” et les communautés religieuses auxquels ils étaient reliés. « Après la guerre, il n’y avait plus d’autorité centrale, mais davantage de joueurs issus des différentes élites confessionnelles, qui ont chacun réclamé leur part du gâteau », souligne pour sa part Sami Atallah, directeur du Lebanese Center for Political Studies (LCPS). Après les accords de Taëf, les chefs de clan ou de milice sont parvenus à monopoliser les hauts postes au Parlement ou au sein de l’administration, via le système de la “troïka” et ses ramifications (institution informelle constituée du président, du Premier ministre et du président de la Chambre). Ils ont pu ainsi contrôler les aides étrangères et confié les grands projets de reconstruction à des sociétés dont ils étaient proches. Les illustrations sont multiples : réhabilitation des infrastructures des régions libanaises (Conseil du développement et de la reconstruction), reconstruction du centre-ville (Solidere), retour des déplacés dans le Mont-Liban (Caisse des déplacés), reconstruction du Sud (Conseil du Sud)… Les leaders politiques ne se sont pas servis uniquement de leurs positions pour fournir des biens publics à leur communauté, mais aussi pour engranger des gains personnels. « L’élite politique libanaise est une élite néopatrimoniale ; la politique est un business comme un autre, offrant des opportunités d’appropriation et d’usage privatif des ressources. Il n’existe pas de distinction claire entre le public et le privé », ajoute Sarah Hariri Haykal. La corruption pratiquée aux échelons inférieurs de l’administration reste étroitement liée à la grande corruption, car les fonctionnaires corrompus ont souvent été recrutés – directement ou indirectement – par les élites politiques qui les protègent. « Quand l’on veut poursuivre un fonctionnaire malhonnête, c’est le leader confessionnel qui se sent attaqué, et cela se retourne contre celui qui a dénoncé l’acte de corruption », affirme Leila Barakat. L’ancienne coordinatrice générale de “Beyrouth, capitale mondiale du livre” en a été directement victime. Pour avoir dénoncé des pratiques de détournement de fonds au sein du ministère de la Culture, elle a été menacée, attaquée en diffamation en mai 2011 et enfin contrainte d’annuler la publication de son ouvrage détaillant son expérience de corruption en échange de l’abandon des plaintes contre elle.
Impunité des corrompus
Le principal obstacle à la lutte contre la corruption politique reste aujourd’hui le climat d’impunité dont bénéficient les corrompus, car ils détiennent eux-mêmes les rênes du pouvoir et n’ont pas intérêt au changement. Depuis vingt ans, les hommes politiques ou hauts fonctionnaires ayant été condamnés dans des affaires de corruption se comptent sur les doigts de la main et ceux-ci n’ont souvent purgé qu’une faible partie de leur peine. Quelques exemples : Chahé Barsoumian, ministre du Pétrole, accusé en 1999 de corruption et de favoritisme dans les adjudications de contrats pétroliers, a purgé une peine de 11 mois de prison, avant d’être libéré sous caution ; les charges sont finalement abandonnées contre lui. Camille Asmar, ancien directeur général des Antiquités, accusé avec ses deux fils d’avoir détourné 4 millions de dollars dans une affaire de fausses factures, a été condamné à sept ans de prison, mais n’a passé qu’une année sous les barreaux. Ali Abdallah, ancien ministre de l’Agriculture, accusé avec dix membres de son ministère en 2003 d’avoir détourné plusieurs millions de dollars issus de fonds de l’USAID et du Fonds international pour le développement de l’Agriculture, a été libéré sous caution après sept mois de prison, etc. Le système judiciaire, très soumis au pouvoir politique, n’a jamais pu faire preuve d’indépendance et a souvent été accusé d’avoir été instrumentalisé à des fins politiciennes. « Quand les attaques de corruption sont sélectives et ne visent que certaines personnalités, alors que le système entier est touché, elles sont automatiquement perçues par les différentes communautés comme des attaques sectaires et se retrouvent décrédibilisées », explique Sami Atallah. La plupart du temps, les accusations de corruption que se lance régulièrement la classe politique en restent au stade des paroles, les politiciens ayant plutôt intérêt à se protéger mutuellement, en vertu d’un accord implicite. La levée de l’immunité parlementaire, indispensable pour pouvoir juger des députés, a ainsi seulement été votée à deux reprises par l’Assemblée depuis les accords de Taëf, en 1989. Les seuls hommes politiques “lâchés” l’ont souvent été pour des motifs n’ayant rien avoir avec des actes de corruption.
C’est cette même élite politique qui tarde à entreprendre de vraies réformes pour lutter contre la corruption : renforcer les organismes de lutte contre la corruption existants et permettre une meilleure coordination entre eux, voter de nouvelles lois conformes aux réglementations internationales en matière de lutte contre la corruption, ou même, pour les parlementaires, de faire usage de leur pouvoir d’investigation en matière de corruption, à travers des questions parlementaires, des commissions d’enquête ou des motions de censure, comme dans la plupart des Parlements étrangers. En matière de contrôle de la corruption, le pays du Cèdre a encore beaucoup à faire : la Banque mondiale, qui dispose de ses propres indicateurs de gouvernance, a placé le Liban à la 165e place sur 213 pays, derrière la plupart de ses voisins régionaux.
À paraître au Liban : Reinoud Leenders, Spoil of Truce : Corruption and State-building in Post-war Lebanon, Cornell University Press, 2012, 289 pages.
Lexique de la corruption et de ses dérivés Blanchiment de capitaux : toute action ou effort visant à dissimuler l’origine ou l’utilisation de capitaux ou de biens, provenant d’activités illicites. Le blanchiment est souvent utilisé pour camoufler le produit de la corruption. Il est notamment pratiqué par les réseaux de trafic de drogue et de traite des êtres humains. Le secret bancaire le rend souvent difficile à détecter. Captation d’État : le terme a été développé par la Banque mondiale et désigne les efforts que déploient des intérêts étrangers à l’État (entreprises du secteur privé, réseaux mafieux) pour modeler les lois, les politiques et les réglementations en soudoyant les responsables politiques et les agents publics. Clientélisme : relation informelle qui existe entre des personnes ayant une position sociale et économique inégale, par exemple entre un “patron” et ses clients (protégés, personnes dépendantes). La relation implique un échange réciproque mais inégal de services qui peut être corrompu. Quand les faveurs accordées le sont en échange d’un soutien comme un vote ou un appui politique, on parle de clientélisme politique. Commission : pourcentage qu’un intermédiaire reçoit pour un service rendu. La commission devient une pratique de corruption lorsqu’un fonctionnaire est payé par un bénéficiaire d’un service public pour le service rendu. Le fonctionnaire qui fausse un marché public prélève généralement 10 à 15 % de commission s’il arrive à faire obtenir le contrat à un particulier soumissionnaire. La commission s’effectue après que le marché ait été adjugé. Conflit d’intérêt : il y a conflit d’intérêt quand un individu (ou un groupe) participe financièrement (ou par d’autres moyens) à des activités qui sont liées, mettant en cause sa capacité de juger, son objectivité et son indépendance. Détournement de fonds : acte par lequel un agent public détourne de leur destination, à son profit ou à celui des tiers, des biens ou de l’argent appartenant à l’État ou à un particulier, qui ont été mis en sa possession en raison de ses fonctions. Enrichissement illicite : augmentation significative du patrimoine d’un agent public que celui-ci ne peut pas raisonnablement justifier par rapport aux revenus perçus légitimement dans l’exercice de ses fonctions. Extorsion de fonds : action d’obtenir par la violence ou des menaces un bien ou de l’argent. Le péage imposé à des barrages routiers par les forces de police ou des militaires est un exemple classique d’extorsion. Fuite de capitaux : sortie de capitaux du pays d’origine vers l’étranger, pour échapper à une pression fiscale jugée trop élevée. Elle peut être légitime ou juridiquement illicite. Quand elle est juridiquement illégale, l’argent disparaît du pays d’origine sans laisser de trace et les revenus générés n’y retournent pas. On parle également d’évasion fiscale. Népotisme : variante du favoritisme qui implique des relations familiales. Il s’agit d’une situation dans laquelle une personne tire profit de ses pouvoirs ou de sa position pour procurer un emploi ou d’autres avantages à ses proches. Le népotisme peut intervenir au plus haut sommet de l’État ou à d’autres échelons de l’administration. Perruque : usage du matériel étatique pour un bénéfice personnel. Il peut s’agir d’un usage personnel du matériel (par exemple utiliser le téléphone ou la voiture de service à des fins privées) ou d’un usage commercial (générer des revenus supplémentaires en utilisant l’ordinateur ou les outils de l’entreprise). Pot-de-vin : somme d’argent ou autre faveur offerte à une personne occupant une position de pouvoir, en vue d’obtenir un avantage commercial. Rente de situation : avantage donné par le seul fait d’occuper une situation privilégiée dans un secteur. Il peut s’agir par exemple d’un poste stratégique au sein de l’administration des douanes, qui peut déboucher sur des actes de corruption avec les importateurs. Trafic d’influence : délit qui consiste à recevoir des dons (argent, biens), pour favoriser les intérêts d’une personne publique ou morale auprès des pouvoirs publics. Il est visé par les lois imposant la transparence et l’éthique. Sources principales : PNUD, Anticorruption Ressource Centre. |