Un article du Dossier
Corruption. Liban : les mauvais comptes font les bons amis
Recrutement biaisé des fonctionnaires, absence de responsabilisation, faiblesse des salaires, centralisation excessive, ingérences politiques dans les affaires de l’administration publique… Les causes de la corruption dans l’administration libanaise sont multiples. Des organismes de surveillance et de contrôle de la corruption dans le secteur public ont certes été établis dès les années 1950 – comme la Cour des comptes –, mais ont perdu de leur efficacité depuis la fin de la guerre civile. État des lieux.
Durant les vingt années qui ont suivi son indépendance, le Liban s’est doté d’une série d’organismes de surveillance de la corruption dans le secteur public. En 1951, Béchara el-Khoury mettait en place la Cour des comptes, calquée sur le modèle français, et dont l’objectif était de contrôler étroitement les finances du gouvernement et du secteur public. Fouad Chéhab, dans sa volonté de réformer l’administration à grands pas, instituait quelques années plus tard un Conseil de la fonction publique – introduisant un système au mérite limitant les pressions politiques dans le recrutement des fonctionnaires – et l’Inspection centrale (1959). Cette dernière s’est trouvée chargée de conduire des investigations et des inspections dans la fonction publique, et de sanctionner les fonctionnaires coupables d’infractions. Enfin, Charles Hélou complétait le tableau en 1965 avec le Conseil supérieur de discipline, un organisme indépendant pouvant infliger les plus lourdes sanctions administratives aux fonctionnaires. Mais les choix politiques de ses successeurs et les années de guerre civile ont sérieusement porté atteinte à ces garde-fous. Depuis les années 1990, ces organismes n’ont qu’une influence plus limitée : ils manquent d’indépendance, de financement, de ressources humaines et s’appuient sur des législations obsolètes.
La Cour des comptes, des prérogatives diminuées
Certains de ces organismes de contrôle disposent en théorie de larges prérogatives. C’est le cas de la Cour des comptes qui a plusieurs activités : un pré-audit des dépenses publiques (ex-ante), un post-audit des comptes (ex-post) et la poursuite judiciaire des fonctionnaires suspectés d’infractions. Mais elle n’utilise qu’une partie de ses pouvoirs, se focalisant essentiellement sur le contrôle a priori des dépenses des administrations. En 2011, elle a examiné 2 125 dossiers à ce titre et en a recalé 210. « Cela reste un contrôle de pure légalité, où l’on ne questionne pas la dépense ni son utilité, et qui fait doublon avec le contrôle en amont des inspecteurs du ministère des Finances, qui procèdent déjà à toute une série de vérifications », estime un observateur. Ce contrôle est aussi incomplet, car il ne concerne pas les 81 offices autonomes (sauf l’Université libanaise) – comme le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) – qui dépensent pourtant une part importante du budget de l’État ni toutes les municipalités (seules 54 grandes sur 985 sont concernées)… Le contrôle a posteriori est relégué au second rang, alors qu’il est crucial : c’est celui qui permet de vérifier la conformité des dépenses aux règlements, depuis leur engagement jusqu’à leur exécution et leur inscription en compte. « Ce contrôle n’est pas à l’heure actuelle assez efficace », admet Aouni Ramadan, le président de la Cour des comptes. Seules une quarantaine de personnes – juges et vérificateurs de comptes – sont responsables de post-auditer les comptes de tous les ministères et de tous les offices autonomes du pays (à quelques exceptions près). Une tâche quasiment impossible, surtout que les principaux comptables publics remettent parfois des comptes en retard, incomplets, ou sans pièces justificatives. Résultat, aucune déclaration de conformité des comptes n’a été rendue depuis 1967 par la Cour, alors qu’elle devrait en remettre une chaque année au Parlement…
Dépendance du pouvoir politique
La dépendance par rapport au pouvoir politique est certainement ce qui mine le plus le prestige de la Cour des comptes. Alors que la plupart de ses homologues étrangères peuvent recruter leur propre personnel, au Liban, ce choix lui échappe. Comme la Cour est rattachée administrativement à la présidence du Conseil des ministres, ses fonctionnaires (à travers le Conseil de la fonction publique) et son président sont nommés par décret du Conseil des ministres. Ainsi, entre 2006 et 2010, la Cour s’est retrouvée paralysée, car les dirigeants politiques n’arrivaient pas à désigner un président… En l’absence de recrutement de l’État, les postes vacants se sont multipliés au fil des ans : la Cour ne dispose que d’une trentaine de juges, et il manque une cinquantaine d’auditeurs, de contrôleurs et de fonctionnaires par rapport au cadre de 1959 (qui prévoyait 193 personnes), même si de nouveaux postes sont prévus prochainement (voir encadré). Il existe aussi un problème de compétence : les contrôleurs/auditeurs ne disposent pas souvent de l’expertise technique ni de formation suffisantes. En outre, le budget de la Cour, décidé par la présidence du Conseil des ministres, évolue peu : en 2012, il était de 4,3 millions de dollars. Majoritairement consacré au paiement des salaires, il ne permet pas d’engager des investissements importants, comme l’informatisation des bases de données. La Cour des comptes n’est enfin pas souveraine dans toutes ses décisions, puisqu’elle peut être court-circuitée par le pouvoir exécutif : si elle censure dans le cadre de son contrôle a priori une décision de l’administration, cette dernière peut saisir le Conseil des ministres, qui départage alors les deux parties, pouvant désavouer la Cour des comptes (articles 40 et 41). Les gouvernements successifs depuis la fin de la guerre civile ont plus ou moins eu recours à ce droit. « Il arrive souvent que le Conseil des ministres casse la décision de la Cour des comptes en cas de désaccord. Cela arrive environ dix à quinze fois par an », affirme Marwan Abboud, ancien procureur adjoint de la Cour des comptes et nouveau président du Conseil supérieur de discipline (CSD).
Peu de sanctions pour les fonctionnaires corrompus
La Cour des comptes est aussi chargée de sanctionner les fonctionnaires ayant commis des infractions, en particulier liées à la corruption. Les amendes s’étalent de 90 à 900 dollars (article 60) et, dans le cas de pertes significatives pour l’État, peuvent aller d’un mois à un an de salaire (article 61). « Les sanctions ne sont pas dissuasives, et même la perte d’un an de salaire est souvent bien inférieure au montant de la fraude. La Cour des comptes devrait disposer d’un pouvoir coercitif pour pouvoir récupérer les fonds spoliés », estime Marwan Abboud. D’autres sanctions disciplinaires sont prévues par l’Inspection centrale, l’une des autres entités contrôlant les fonctionnaires : elles peuvent aller jusqu’à six mois de suspension de salaire. Inspection centrale et Cour des comptes se renvoient d’ailleurs des dossiers de fonctionnaires, sans que la répartition des compétences soit clairement bien définie… Comme la Cour des comptes, l’Inspection centrale ne dispose pas des moyens à la hauteur de ses ambitions : « Nous avons près de 40 % de vacances de postes, alors que le cadre a été fixé en 1959, date où l’administration était beaucoup moins étendue. Quand on est amputé de la moitié de ses effectifs, la productivité est forcément moindre », dénonce Georges Aouad, le président de l’Inspection centrale. « Nous sommes régulièrement sollicités par les politiciens, qui veulent interférer dans des affaires », poursuit-il. Protéger les fonctionnaires de sanctions disciplinaires est un rouage essentiel du système de patronage et de clientélisme au Liban. Le nombre de sanctions prises est faible : en 2010, seuls 154 fonctionnaires ont été condamnés par l’Inspection centrale, dont dix de première et seconde catégorie ; à titre d’exemple, les sanctions de l’Inspection centrale touchaient dans les années 60-70 en moyenne 1 000 à 1 500 fonctionnaires ! Pour les infractions les plus graves, l’Inspection centrale, le Conseil des ministres ou les municipalités peuvent saisir le Conseil supérieur de discipline, le plus haut organisme de sanction des fonctionnaires. Le CSD peut aller jusqu’à décider la révocation du fonctionnaire, en le privant de ses indemnités de retraite. Mais les condamnations depuis la fin des années 1990 ont toujours été assez peu nombreuses, et les rapports du Conseil de discipline ont régulièrement mentionné le manque de surveillance et le népotisme au sein du gouvernement. Le fait que le Conseil ne puisse s’autosaisir limite beaucoup sa marge de manœuvre. Entre 2008 et 2012, il a été paralysé par la mise à la retraite de son président et de l’un des assesseurs, et ce n’est qu’en octobre 2012 qu’un nouveau président a enfin été nommé… Il arrive même aussi parfois que les fonctionnaires échappent à toute enquête des organismes de contrôle de la corruption : l’article 61 de la “loi des fonctionnaires” prévoit en effet qu’aucune enquête ou poursuite ne peut être menée contre un employé subordonné sans l’accord de son supérieur hiérarchique. Une sorte d’immunité légale, qui démontre une fois de plus qu’en matière de lutte contre la corruption administrative, tout reste à faire.
La Cour des comptes, des prérogatives diminuées
Certains de ces organismes de contrôle disposent en théorie de larges prérogatives. C’est le cas de la Cour des comptes qui a plusieurs activités : un pré-audit des dépenses publiques (ex-ante), un post-audit des comptes (ex-post) et la poursuite judiciaire des fonctionnaires suspectés d’infractions. Mais elle n’utilise qu’une partie de ses pouvoirs, se focalisant essentiellement sur le contrôle a priori des dépenses des administrations. En 2011, elle a examiné 2 125 dossiers à ce titre et en a recalé 210. « Cela reste un contrôle de pure légalité, où l’on ne questionne pas la dépense ni son utilité, et qui fait doublon avec le contrôle en amont des inspecteurs du ministère des Finances, qui procèdent déjà à toute une série de vérifications », estime un observateur. Ce contrôle est aussi incomplet, car il ne concerne pas les 81 offices autonomes (sauf l’Université libanaise) – comme le Conseil du développement et de la reconstruction (CDR) – qui dépensent pourtant une part importante du budget de l’État ni toutes les municipalités (seules 54 grandes sur 985 sont concernées)… Le contrôle a posteriori est relégué au second rang, alors qu’il est crucial : c’est celui qui permet de vérifier la conformité des dépenses aux règlements, depuis leur engagement jusqu’à leur exécution et leur inscription en compte. « Ce contrôle n’est pas à l’heure actuelle assez efficace », admet Aouni Ramadan, le président de la Cour des comptes. Seules une quarantaine de personnes – juges et vérificateurs de comptes – sont responsables de post-auditer les comptes de tous les ministères et de tous les offices autonomes du pays (à quelques exceptions près). Une tâche quasiment impossible, surtout que les principaux comptables publics remettent parfois des comptes en retard, incomplets, ou sans pièces justificatives. Résultat, aucune déclaration de conformité des comptes n’a été rendue depuis 1967 par la Cour, alors qu’elle devrait en remettre une chaque année au Parlement…
Dépendance du pouvoir politique
La dépendance par rapport au pouvoir politique est certainement ce qui mine le plus le prestige de la Cour des comptes. Alors que la plupart de ses homologues étrangères peuvent recruter leur propre personnel, au Liban, ce choix lui échappe. Comme la Cour est rattachée administrativement à la présidence du Conseil des ministres, ses fonctionnaires (à travers le Conseil de la fonction publique) et son président sont nommés par décret du Conseil des ministres. Ainsi, entre 2006 et 2010, la Cour s’est retrouvée paralysée, car les dirigeants politiques n’arrivaient pas à désigner un président… En l’absence de recrutement de l’État, les postes vacants se sont multipliés au fil des ans : la Cour ne dispose que d’une trentaine de juges, et il manque une cinquantaine d’auditeurs, de contrôleurs et de fonctionnaires par rapport au cadre de 1959 (qui prévoyait 193 personnes), même si de nouveaux postes sont prévus prochainement (voir encadré). Il existe aussi un problème de compétence : les contrôleurs/auditeurs ne disposent pas souvent de l’expertise technique ni de formation suffisantes. En outre, le budget de la Cour, décidé par la présidence du Conseil des ministres, évolue peu : en 2012, il était de 4,3 millions de dollars. Majoritairement consacré au paiement des salaires, il ne permet pas d’engager des investissements importants, comme l’informatisation des bases de données. La Cour des comptes n’est enfin pas souveraine dans toutes ses décisions, puisqu’elle peut être court-circuitée par le pouvoir exécutif : si elle censure dans le cadre de son contrôle a priori une décision de l’administration, cette dernière peut saisir le Conseil des ministres, qui départage alors les deux parties, pouvant désavouer la Cour des comptes (articles 40 et 41). Les gouvernements successifs depuis la fin de la guerre civile ont plus ou moins eu recours à ce droit. « Il arrive souvent que le Conseil des ministres casse la décision de la Cour des comptes en cas de désaccord. Cela arrive environ dix à quinze fois par an », affirme Marwan Abboud, ancien procureur adjoint de la Cour des comptes et nouveau président du Conseil supérieur de discipline (CSD).
Peu de sanctions pour les fonctionnaires corrompus
La Cour des comptes est aussi chargée de sanctionner les fonctionnaires ayant commis des infractions, en particulier liées à la corruption. Les amendes s’étalent de 90 à 900 dollars (article 60) et, dans le cas de pertes significatives pour l’État, peuvent aller d’un mois à un an de salaire (article 61). « Les sanctions ne sont pas dissuasives, et même la perte d’un an de salaire est souvent bien inférieure au montant de la fraude. La Cour des comptes devrait disposer d’un pouvoir coercitif pour pouvoir récupérer les fonds spoliés », estime Marwan Abboud. D’autres sanctions disciplinaires sont prévues par l’Inspection centrale, l’une des autres entités contrôlant les fonctionnaires : elles peuvent aller jusqu’à six mois de suspension de salaire. Inspection centrale et Cour des comptes se renvoient d’ailleurs des dossiers de fonctionnaires, sans que la répartition des compétences soit clairement bien définie… Comme la Cour des comptes, l’Inspection centrale ne dispose pas des moyens à la hauteur de ses ambitions : « Nous avons près de 40 % de vacances de postes, alors que le cadre a été fixé en 1959, date où l’administration était beaucoup moins étendue. Quand on est amputé de la moitié de ses effectifs, la productivité est forcément moindre », dénonce Georges Aouad, le président de l’Inspection centrale. « Nous sommes régulièrement sollicités par les politiciens, qui veulent interférer dans des affaires », poursuit-il. Protéger les fonctionnaires de sanctions disciplinaires est un rouage essentiel du système de patronage et de clientélisme au Liban. Le nombre de sanctions prises est faible : en 2010, seuls 154 fonctionnaires ont été condamnés par l’Inspection centrale, dont dix de première et seconde catégorie ; à titre d’exemple, les sanctions de l’Inspection centrale touchaient dans les années 60-70 en moyenne 1 000 à 1 500 fonctionnaires ! Pour les infractions les plus graves, l’Inspection centrale, le Conseil des ministres ou les municipalités peuvent saisir le Conseil supérieur de discipline, le plus haut organisme de sanction des fonctionnaires. Le CSD peut aller jusqu’à décider la révocation du fonctionnaire, en le privant de ses indemnités de retraite. Mais les condamnations depuis la fin des années 1990 ont toujours été assez peu nombreuses, et les rapports du Conseil de discipline ont régulièrement mentionné le manque de surveillance et le népotisme au sein du gouvernement. Le fait que le Conseil ne puisse s’autosaisir limite beaucoup sa marge de manœuvre. Entre 2008 et 2012, il a été paralysé par la mise à la retraite de son président et de l’un des assesseurs, et ce n’est qu’en octobre 2012 qu’un nouveau président a enfin été nommé… Il arrive même aussi parfois que les fonctionnaires échappent à toute enquête des organismes de contrôle de la corruption : l’article 61 de la “loi des fonctionnaires” prévoit en effet qu’aucune enquête ou poursuite ne peut être menée contre un employé subordonné sans l’accord de son supérieur hiérarchique. Une sorte d’immunité légale, qui démontre une fois de plus qu’en matière de lutte contre la corruption administrative, tout reste à faire.
Des projets de réforme pour la Cour des comptes En octobre 2012, le Conseil des ministres a approuvé plusieurs projets de loi liés à la modernisation de l’administration, qui devront être ensuite adoptés par le Parlement. L’un d’eux concerne un projet de réforme de la Cour des comptes que l’Omsar avait commencé à élaborer au début des années 2000 : l’objectif est de simplifier les procédures et de les renforcer par le contrôle post-audit, notamment par la nomination de vérificateurs de comptes et de juges (50 juges au total dans le nouveau projet). De nouvelles nominations ont par ailleurs eu lieu à certains postes-clés de la Cour des comptes, comme le procureur général près la Cour des comptes. Par ailleurs, le contrôle post-audit sera renforcé dans le cadre d’un projet de la Commission européenne, qui démarrera à l’automne 2013. Le programme, financé à hauteur de 1,2 million d’euros, s’étendra sur deux ans et consistera à accroître les compétences techniques d’une quinzaine de juges (ou plus) de la Cour en matière de contrôle ex post, À cet effet, un appel d’offres sera lancé par la Commission européenne dans le courant du premier trimestre 2013 afin de sélectionner une société d’audit ou une Cour des comptes européenne, qui sera chargée de la formation des juges libanais. Il est pour l’instant seulement question de développer un contrôle ex post financier, qui examine la légalité des dépenses, et non pas encore le contrôle ex post dit de “performance” qui questionne l’efficacité de la dépense, cette étape pouvant cependant intervenir dans un projet ultérieur. Les experts sélectionnés seront également chargés d’évaluer l’état de l’informatisation de la Cour des comptes, qui certes existe, mais à un stade préliminaire. C’est le second volet du projet. Une fois que le diagnostic établi, c’est le Fonds arabe pour le développement arabe et social (FADES) qui devrait normalement prendre le relais et fournir les services informatiques nécessaires pour accroître l’efficacité de la Cour des comptes. |