En 2012, les salles de vente bruissaient, croyait-on, de prix qu’on ne dépasserait pas : une œuvre de Saliba Douaihy s’était vendue pour près de 300 000 dollars. Aujourd’hui, pareille folie semble peccadille : en 2013, la toile “La lutte de l’existence” (1988) de Paul Guiragossian a atteint le double (605 000 dollars commissions incluses). Chafic Abboud, autre habitué des sommets, n’est pas en reste : sa toile “Le chemin d’Alep” (1998), s’est vendue 387 750 dollars à Dubaï lors d’une vente chez Christie’s. Côté contemporain, le marché se porte tout aussi bien : à la vente Sotheby’s d’avril 2013 de Doha, le tableau “Ya’illahi” (2008) d’Ayman Baalbaki est parti pour 377 000 dollars. Du jamais-vu ou presque !
« C’est l’arbre qui cache la forêt. 97 % des artistes n’atteindront jamais ces cotes », rappelle cependant Abraham Karabajakian, fondateur avec Roger Akoury de la collection KA, une collection privée qui compte quelque 600 œuvres (voir p. 66). Mais Karabajakian le reconnaît lui-même : le marché est en train de s’emballer. Certes, les “extravagances” libanaises sont loin encore des records égyptiens ou iraniens passés : en 2007, une toile de l’Égyptien Mahmoud Saïd a décroché un record de 2,43 millions de dollars. Quant à l’Iranien Parviz Tanavoli, une de ses sculptures s’est vendue 2,8 millions de dollars à Dubaï en 2008. On est encore plus loin des artistes occidentaux : un triptyque du peintre britannique Francis Bacon, consacré à Lucian Freud, a terminé à 142,4 millions de dollars chez Christie’s à New York l’an passé. Quant au sculpteur américain Jeff Koons, artiste vivant adulé des marchés, une de ses œuvres, “Balloon dog”, a tout de même été adjugée pour 58,4 millions de dollars
Qu’ils soient libanais ou même mondiaux, ces records reflètent le bilan mondial : en 2013, les ventes aux enchères ont totalisé 12,05 milliards de dollars dans le monde, en hausse de 13 % par rapport à 2012. La Chine arrive toujours en tête et devance pour la quatrième année consécutive les États-Unis. Avec chacun près de 30 % de parts, ces deux pays représentent les deux tiers du marché. En troisième position, on trouve le Royaume-Uni avec 17,5 % de part de marché, suivi par la France qui détient un peu moins de 5 %.
Et le Liban? Pas de chiffre spécifique. Mais on peut fournir une estimation pour la région Menasa (Moyen-Orient, Afrique du Nord et Asie du Sud), dont les ventes aux enchères sont estimées à 5 % du marché mondial, soit peu ou prou 625 millions de dollars pour 2013.
L’engouement pour l’art de la région est donc bien là. « Le marché de l’art est en train de se densifier à une vitesse vertigineuse au Moyen-Orient », assure Fabrice Bousteau, rédacteur en chef du magazine français Beaux-Arts, de passage au Liban, dans le cadre de la Beirut Art Fair, qui se tient en septembre (voir son entretien p.58). Un “écosystème” semble même en train de naître. « Beyrouth a toujours été une plate-forme importante pour l’art dans la région. Mais avec l’arrivée de Christie’s et de Sotheby’s dans le Golfe en 2006, associée à la montée en puissance des grandes foires régionales, la région accède à une reconnaissance internationale. Ses artistes gagnent une plus forte visibilité », fait valoir Saleh Barakat, fondateur de la Galerie Agial, l’une des plus anciennes de Beyrouth.
Pour des artistes comme Paul Guiragossian ou Chafic Abboud, les deux stars des ventes aux enchères 2013, cette reconnaissance s’avère facile à comprendre. « Ils ont souvent exposé, un certain nombre de leurs toiles circulent régulièrement, ce qui a permis également de construire leur cote », précise Grégory Buchakjian, collectionneur, historien d’art et professeur à l’Alba (voir p. 64). Mais d’autres artistes de la même génération n’émergent pas, sans raison apparente. Halim Jurdak, Jean Khalifé, Fadi Barrage, par exemple, restent toujours sous le radar des amateurs. Motif ? « Peu de leurs œuvres sont sur le marché », alors que leur rareté devrait précisément faire grimper leur prix.
Visibilité
La visibilité. Voilà le maître mot. En la matière, un événement majeur se tient à New York, la ville de référence de l’élite artistique mondiale. Au New Museum, l’exposition “Here et Elsewhere” (ouverte jusqu’au 28 septembre 2014) regroupe une cinquantaine d’artistes du Moyen-Orient et du Maghreb. Côté libanais, on peut y admirer le travail des photographes Fouad el-Khoury ou de Ziad Antar, dont les clichés reviennent sur la guerre “civile” libanaise. On peut aussi s’attarder devant les vidéos de Lamia Joreige, qui a demandé à des témoins de la guerre libanaise d’évoquer leurs souvenirs au travers d’un objet-totem. On y croise également l’écrivain (et peintre sur le tard) Etel Adnan présente ici avec des feuillets annotés du tapuscrit original de “Sitt Marie Rose”, son roman-phare. À ses côtés, les sculptures de son amie Simone Fattal. On peut encore citer les artistes Mazen Kerbaj ou Marwan Rechmaoui, également présents dans cette immense exposition…
Mais à lui seul le marché ne fait pas l’écosystème ; il manque toujours à Beyrouth des infrastructures de relais pour que la capitale libanaise devienne l’incubateur de la création régionale. « On manque de centres académiques d’envergure, de critiques d’art sérieux, de presse spécialisée, de cadres juridiques… Et bien sûr de musées ou d’institutions privées… », explique Saleh Barakat.
Écosystème
Il semble qu’il ait été entendu : plusieurs grands projets sont en cours. Un “Musée Saradar” devrait voir le jour d’ici à cinq ans. Ce futur musée, doté pour le moment d’une soixantaine de pièces modernes et contemporaines, est financé par un pourcentage prélevé sur les bénéfices du groupe Saradar qui a alloué quelque cinq millions de dollars à l’achat d’œuvres d’art. De son côté, Tony Salamé, qui dirige Aïshti, annonce la création d’un musée ultracontemporain sur le front de mer pour 2015. L’Université Saint-Joseph aurait également décidé de s’associer à un projet de musée d’art moderne avec l’Appeal. Sans compter le Musée Sursock, fermé depuis des années, qui doit rouvrir à la rentrée. « L’argent est en partie du côté des monarchies du Golfe, mais l’émulation, dont ont besoin les artistes, se trouve à Beyrouth. Le Liban a une maturité intellectuelle et artistique, qui lui permet encore d’avoir une longueur d’avance », avance Abraham Karabajakian.
Mais l’entrée de Beyrouth au sein du marché mondial ne va pas sans poser questions. Car, sur le marché de l’art aussi, la vision occidentale domine. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si les principaux artistes libanais contemporains, qui caracolent en tête des ventes aux enchères, ont connu des parcours à l’étranger ou y vivent. À cela rien à dire, si ce n’est que leurs œuvres, au final, se distinguent peu de celles de leurs coreligionnaires européens ou américains. Mona Hatoum est certes d’origine palestinienne, ayant passé sa jeunesse à Beyrouth, mais elle est aussi “très british” dans son appropriation des codes culturels. Walid Raad de même se veut quasi l’archétype de l’artiste new-yorkais.
À l’opposé de ces artistes “occidentalisés”, on trouve notamment des “artistes arabes” dont les œuvres incarnent un certain folklore régional pour espérer se vendre. D’où ce fleurissement de femmes voilées, motif usuel chez les artistes iraniens ou saoudiens, de combattants à keffiehs façon Warhol chez les Palestiniens, de tarbouche (et de keffiehs) déjantés chez les Libanais… « On ne voyait que cela à Art Basel cette année », se souvient un collectionneur. Pour Marie Muracciole, nouvelle directrice du Beirut Art Center (BAC), ces deux extrêmes sont révélateurs des tensions : « L’occidentalisation des artistes de la région pose question. Pourra-t-on jamais sortir de cette hégémonie ? D’autant qu’à l’autre extrême il y a cette forme de néo-orientalisme : le marché réclame ces codes attendus pour apposer une étiquette “arabe” rassurante sur l’artiste. »
« C’est l’arbre qui cache la forêt. 97 % des artistes n’atteindront jamais ces cotes », rappelle cependant Abraham Karabajakian, fondateur avec Roger Akoury de la collection KA, une collection privée qui compte quelque 600 œuvres (voir p. 66). Mais Karabajakian le reconnaît lui-même : le marché est en train de s’emballer. Certes, les “extravagances” libanaises sont loin encore des records égyptiens ou iraniens passés : en 2007, une toile de l’Égyptien Mahmoud Saïd a décroché un record de 2,43 millions de dollars. Quant à l’Iranien Parviz Tanavoli, une de ses sculptures s’est vendue 2,8 millions de dollars à Dubaï en 2008. On est encore plus loin des artistes occidentaux : un triptyque du peintre britannique Francis Bacon, consacré à Lucian Freud, a terminé à 142,4 millions de dollars chez Christie’s à New York l’an passé. Quant au sculpteur américain Jeff Koons, artiste vivant adulé des marchés, une de ses œuvres, “Balloon dog”, a tout de même été adjugée pour 58,4 millions de dollars
Qu’ils soient libanais ou même mondiaux, ces records reflètent le bilan mondial : en 2013, les ventes aux enchères ont totalisé 12,05 milliards de dollars dans le monde, en hausse de 13 % par rapport à 2012. La Chine arrive toujours en tête et devance pour la quatrième année consécutive les États-Unis. Avec chacun près de 30 % de parts, ces deux pays représentent les deux tiers du marché. En troisième position, on trouve le Royaume-Uni avec 17,5 % de part de marché, suivi par la France qui détient un peu moins de 5 %.
Et le Liban? Pas de chiffre spécifique. Mais on peut fournir une estimation pour la région Menasa (Moyen-Orient, Afrique du Nord et Asie du Sud), dont les ventes aux enchères sont estimées à 5 % du marché mondial, soit peu ou prou 625 millions de dollars pour 2013.
L’engouement pour l’art de la région est donc bien là. « Le marché de l’art est en train de se densifier à une vitesse vertigineuse au Moyen-Orient », assure Fabrice Bousteau, rédacteur en chef du magazine français Beaux-Arts, de passage au Liban, dans le cadre de la Beirut Art Fair, qui se tient en septembre (voir son entretien p.58). Un “écosystème” semble même en train de naître. « Beyrouth a toujours été une plate-forme importante pour l’art dans la région. Mais avec l’arrivée de Christie’s et de Sotheby’s dans le Golfe en 2006, associée à la montée en puissance des grandes foires régionales, la région accède à une reconnaissance internationale. Ses artistes gagnent une plus forte visibilité », fait valoir Saleh Barakat, fondateur de la Galerie Agial, l’une des plus anciennes de Beyrouth.
Pour des artistes comme Paul Guiragossian ou Chafic Abboud, les deux stars des ventes aux enchères 2013, cette reconnaissance s’avère facile à comprendre. « Ils ont souvent exposé, un certain nombre de leurs toiles circulent régulièrement, ce qui a permis également de construire leur cote », précise Grégory Buchakjian, collectionneur, historien d’art et professeur à l’Alba (voir p. 64). Mais d’autres artistes de la même génération n’émergent pas, sans raison apparente. Halim Jurdak, Jean Khalifé, Fadi Barrage, par exemple, restent toujours sous le radar des amateurs. Motif ? « Peu de leurs œuvres sont sur le marché », alors que leur rareté devrait précisément faire grimper leur prix.
Visibilité
La visibilité. Voilà le maître mot. En la matière, un événement majeur se tient à New York, la ville de référence de l’élite artistique mondiale. Au New Museum, l’exposition “Here et Elsewhere” (ouverte jusqu’au 28 septembre 2014) regroupe une cinquantaine d’artistes du Moyen-Orient et du Maghreb. Côté libanais, on peut y admirer le travail des photographes Fouad el-Khoury ou de Ziad Antar, dont les clichés reviennent sur la guerre “civile” libanaise. On peut aussi s’attarder devant les vidéos de Lamia Joreige, qui a demandé à des témoins de la guerre libanaise d’évoquer leurs souvenirs au travers d’un objet-totem. On y croise également l’écrivain (et peintre sur le tard) Etel Adnan présente ici avec des feuillets annotés du tapuscrit original de “Sitt Marie Rose”, son roman-phare. À ses côtés, les sculptures de son amie Simone Fattal. On peut encore citer les artistes Mazen Kerbaj ou Marwan Rechmaoui, également présents dans cette immense exposition…
Mais à lui seul le marché ne fait pas l’écosystème ; il manque toujours à Beyrouth des infrastructures de relais pour que la capitale libanaise devienne l’incubateur de la création régionale. « On manque de centres académiques d’envergure, de critiques d’art sérieux, de presse spécialisée, de cadres juridiques… Et bien sûr de musées ou d’institutions privées… », explique Saleh Barakat.
Écosystème
Il semble qu’il ait été entendu : plusieurs grands projets sont en cours. Un “Musée Saradar” devrait voir le jour d’ici à cinq ans. Ce futur musée, doté pour le moment d’une soixantaine de pièces modernes et contemporaines, est financé par un pourcentage prélevé sur les bénéfices du groupe Saradar qui a alloué quelque cinq millions de dollars à l’achat d’œuvres d’art. De son côté, Tony Salamé, qui dirige Aïshti, annonce la création d’un musée ultracontemporain sur le front de mer pour 2015. L’Université Saint-Joseph aurait également décidé de s’associer à un projet de musée d’art moderne avec l’Appeal. Sans compter le Musée Sursock, fermé depuis des années, qui doit rouvrir à la rentrée. « L’argent est en partie du côté des monarchies du Golfe, mais l’émulation, dont ont besoin les artistes, se trouve à Beyrouth. Le Liban a une maturité intellectuelle et artistique, qui lui permet encore d’avoir une longueur d’avance », avance Abraham Karabajakian.
Mais l’entrée de Beyrouth au sein du marché mondial ne va pas sans poser questions. Car, sur le marché de l’art aussi, la vision occidentale domine. Ce n’est d’ailleurs pas une surprise si les principaux artistes libanais contemporains, qui caracolent en tête des ventes aux enchères, ont connu des parcours à l’étranger ou y vivent. À cela rien à dire, si ce n’est que leurs œuvres, au final, se distinguent peu de celles de leurs coreligionnaires européens ou américains. Mona Hatoum est certes d’origine palestinienne, ayant passé sa jeunesse à Beyrouth, mais elle est aussi “très british” dans son appropriation des codes culturels. Walid Raad de même se veut quasi l’archétype de l’artiste new-yorkais.
À l’opposé de ces artistes “occidentalisés”, on trouve notamment des “artistes arabes” dont les œuvres incarnent un certain folklore régional pour espérer se vendre. D’où ce fleurissement de femmes voilées, motif usuel chez les artistes iraniens ou saoudiens, de combattants à keffiehs façon Warhol chez les Palestiniens, de tarbouche (et de keffiehs) déjantés chez les Libanais… « On ne voyait que cela à Art Basel cette année », se souvient un collectionneur. Pour Marie Muracciole, nouvelle directrice du Beirut Art Center (BAC), ces deux extrêmes sont révélateurs des tensions : « L’occidentalisation des artistes de la région pose question. Pourra-t-on jamais sortir de cette hégémonie ? D’autant qu’à l’autre extrême il y a cette forme de néo-orientalisme : le marché réclame ces codes attendus pour apposer une étiquette “arabe” rassurante sur l’artiste. »
Comment fonctionnent des enchères ? La plupart des maisons de vente aux enchères indiquent sur leur site Internet un prix de vente, qui comprend le montant de l’adjudication “au marteau” (soit le prix de la pièce une fois le marteau retombé pour la dernière fois) auquel s’ajoute la commission de la maison de ventes aux enchères. En général, il faut compter 25 % sur les premiers 100 000 dollars. Les prix affichés dans les tableaux (pages 60-61) pour Christie’s, Sotheby’s… sont donc tous frais compris, commission incluse. Le seul à ne pas suivre cette règle est le site Artprice, leader mondial des bases de données sur le marché de l’art. Sur son site, il indique le prix de l’adjudication “au marteau”, sans ajouter la commission du commissaire priseur. Art Auction, de Nada Boulos, suit cette méthode. Pour avoir le prix net, on doit ajouter ses honoraires, soit 15 %. Si la vente a lieu à l’étranger, l’acheteur, qui souhaite rapporter l’œuvre acquise au Liban, devra s’acquitter de 17,5 % de taxes douanières (TVA incluse). Ce même si ladite œuvre est celle d’un peintre libanais. |
Artscoops.com : nouvelle plate-forme d’achat pour l’art sur Internet May et Raya Marmabachi ont une ambition : faire d’artscoops.com le nouvel artspace de la région arabe, soit une plate-forme de vente en ligne qui repose sur des partenariats avec de grandes galeries d’art ou les artistes eux-mêmes. « Les pièces disponibles sur notre site sont réservées pendant un laps de temps donné. On ne les trouvera nulle part ailleurs », assure Raya Marmabachi. Encore en version bêta, artscoops propose une quarantaine d’artistes régionaux, pour des prix oscillant entre 250 dollars et 50 000 dollars. Le site, qui possède une antenne à Londres, est agréé Paypal. « Notre idée est de proposer un art abordable : c’est aussi celui qu’on achète sur Internet. Au-delà de 100 000 dollars, c’est le territoire des grandes maisons internationales. » Sur chaque vente, le site prélève une commission de 20 %. Il garantit également une période de rétraction possible, de l’ordre de 30 jours. Du 10 au 24 septembre, artscoops organise même sa première vente aux enchères sur Internet. On devrait y retrouver des artistes comme Joe Kesrouani, Mohammad el-Rawas, Raffi Tokatlian ou encore Mona Trad. Et, côté syrien, Zouheir Dabbagh, Sabhan Adam, Saoud Abdallah… |