Un article du Dossier
La Régie des tabacs : un monopole juteux
La pertinence d’un monopole d’État dans le secteur du tabac n’a jamais fait l’objet d’un débat public, même si le modèle soulève parfois des critiques.
Sollicité par Le Commerce du Levant, un ancien ministre des Finances s’interroge : « Un État a-t-il vocation à produire et distribuer des cigarettes ? Faut-il s’acharner à soutenir une culture non rentable ? » À cette dernière question, le directeur du Centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL), Riad Saadé, répond par l’affirmative, sans hésiter.
L’une des principales caractéristiques de la culture du tabac est d’être très intensive en main-d’œuvre. Selon une étude du ministère de l’Agriculture, un dounoum consacré au tabac requiert en moyenne 260 heures de labeur. « Il s’agit d’un travail artisanal, qui mobilise en général des familles entières. C’est une source d’emploi et donc de développement très important dans les régions rurales », explique Riad Saadé.
Cette culture présente par ailleurs l’avantage de ne pas être très gourmande en eau. Un atout dans un pays où les superficies irriguées ne représentent que 130 000 hectares (ha) sur les 330 000 ha de terrains agricoles exploités.
Absence d’alternatives
Mais la culture du tabac n’a pas que des avantages. Elle utilise une technologie peu avancée et tend à favoriser le travail des enfants.
« C’est une activité salissante et épuisante répandue en général dans les régions pauvres, et qui est censée diminuer au fur et à mesure que ces régions se développent », reconnaît Georges Hobeika, membre du comité de direction de la Régie. « Mais au Liban, en l’absence de politique agricole et d’alternatives viables, elle est loin de disparaître. Des milliers de familles se retrouveraient à la rue aujourd’hui si le gouvernement cessait de la soutenir », ajoute-t-il.
Aucune étude officielle n’a jamais été réalisée sur une possible reconversion des planteurs de tabac et tombac libanais. Ce manquement s’expliquerait par une volonté de les maintenir dans un état de dépendance vis-à-vis de l’État, et par extension des chefs communautaires. Mais au-delà de cette spécificité, qui consiste à confondre services publics et “services politiques”, la subvention du tabac n’est pas une exception libanaise. Par exemple en France, 35e producteur mondial, les tabaculteurs reçoivent des aides de leur gouvernement et de l’Union européenne.
Étant donné les moyens financiers limités dont dispose l’État libanais, le monopole de distribution et de production apparaît comme le meilleur moyen de minimiser le coût des subventions. « Si la Régie n’était pas le représentant exclusif des compagnies de tabacs internationales, ces dernières achèteraient le tabac libanais encore moins cher, car le volume de production est faible », souligne Georges Hobeika.
Le monopole permet aussi de développer une filière industrielle qui crée de l’emploi dans les régions, ajoute-t-il.
Riad Saadé déplore toutefois « la faible commercialisation des produits locaux. Les marques libanaises étaient beaucoup plus présentes sur le marché auparavant ».
Conflit d’intérêt
Certains évoquent une entente tacite entre la Régie et les majors pour limiter la visibilité des cigarettes locales, une information impossible à vérifier, mais qui souligne un conflit d’intérêt potentiel pour un État à la fois producteur et importateur.
Autre source de conflit d’intérêt potentiel : le cumul des fonctions d’importateur et de régulateur. Les autorités mettent souvent en avant l’impact positif du secteur sur les finances publiques, en occultant les dégâts provoqués par le tabac, notamment en matière de santé publique.
En 2008, l’économiste Jad Chaaban avait estimé le coût de la consommation de tabac à environ 1,1 % du PIB. En prenant en compte les dépenses de santé, mais aussi la perte de productivité et la dégradation environnementale engendrées, ce professeur à l’AUB avait conclu à l’époque que l’utilisation des produits tabagiques coûtait davantage à l’État libanais que ce qu’elle ne lui rapportait. Cette étude n’a pas été actualisée depuis et de son côté le gouvernement ne s’est évidemment pas prêté à l’exercice. Difficile donc de savoir dans quelle mesure l’État a intérêt à limiter la consommation de tabac. S’il le voulait, il pourrait durcir la réglementation ou augmenter les taxes. Mais en tant qu’importateur et producteur de cigarettes, son objectif est plutôt d’augmenter les ventes.
À cet argument, la Régie répond que la marge de manœuvre fiscale, qui est la plus efficace, est de toute manière très limitée au Liban. « Sur le principe, nous sommes favorables à une hausse des taxes sur le tabac, comme cela a été le cas en Jordanie ou en Turquie, mais dans l’état actuel des choses, nous serions inondés par la contrebande de produits syriens et irakiens », dit Georges Hobeika. « La contrebande coûte déjà près de 200 millions de dollars à l’État et cela ne ferait qu’empirer en cas de hausse de la fiscalité », ajoute-t-il.
Optimisation fiscale
Si l’État se retirait du marché en libéralisant la distribution, les pertes fiscales seraient encore plus importantes, poursuit-il. Selon lui, les multinationales seraient encouragées à pratiquer de l’optimisation fiscale : elles auraient intérêt à sous-facturer les commandes auprès de leur maison mère pour payer moins de taxes à l’entrée et de réaliser leurs profits au Liban, où elles ne payent que 15 % d’impôt sur les bénéfices.
Toutes les études que nous avons réalisées démontrent qu’une levée du monopole nuirait à l’État libanais », affirme Georges Hobeika. Quant à la privatisation de la Régie, elle paraît peu probable.
« Étant donné les risques d’investissements induits par les campagnes antitabac, il sera difficile de trouver des investisseurs sur le long terme à des conditions acceptables », affirme un document fourni par la Régie.
statut à clarifier
Le texte pose toutefois la question de l’avenir de l’institution, dont le statut actuel – un office relevant du ministère des Finances – est assez flou. « La mentalité de l’administration ne correspond pas aux critères exigés pour gérer des activités industrielles et commerciales spécialisées. Les efforts entrepris récemment découlent d’efforts individuels ne pouvant être considérés comme une règle générale », lit-on dans le document. Ce dernier plaide pour un transfert de la gestion du monopole à une entreprise, sur la base d’un cahier des charges précis, et avec une surveillance macroscopique de l’autorité de tutelle. L’entreprise en question pourrait être détenue par le secteur privé, ou par l’État. Ce dernier choix « serait valable à condition que la direction de cette entreprise soit confiée à des personnes compétentes, loin de toute intervention politique, ce qui semble exclu dans la situation actuelle », conclut toutefois la Régie.
L’une des principales caractéristiques de la culture du tabac est d’être très intensive en main-d’œuvre. Selon une étude du ministère de l’Agriculture, un dounoum consacré au tabac requiert en moyenne 260 heures de labeur. « Il s’agit d’un travail artisanal, qui mobilise en général des familles entières. C’est une source d’emploi et donc de développement très important dans les régions rurales », explique Riad Saadé.
Cette culture présente par ailleurs l’avantage de ne pas être très gourmande en eau. Un atout dans un pays où les superficies irriguées ne représentent que 130 000 hectares (ha) sur les 330 000 ha de terrains agricoles exploités.
Absence d’alternatives
Mais la culture du tabac n’a pas que des avantages. Elle utilise une technologie peu avancée et tend à favoriser le travail des enfants.
« C’est une activité salissante et épuisante répandue en général dans les régions pauvres, et qui est censée diminuer au fur et à mesure que ces régions se développent », reconnaît Georges Hobeika, membre du comité de direction de la Régie. « Mais au Liban, en l’absence de politique agricole et d’alternatives viables, elle est loin de disparaître. Des milliers de familles se retrouveraient à la rue aujourd’hui si le gouvernement cessait de la soutenir », ajoute-t-il.
Aucune étude officielle n’a jamais été réalisée sur une possible reconversion des planteurs de tabac et tombac libanais. Ce manquement s’expliquerait par une volonté de les maintenir dans un état de dépendance vis-à-vis de l’État, et par extension des chefs communautaires. Mais au-delà de cette spécificité, qui consiste à confondre services publics et “services politiques”, la subvention du tabac n’est pas une exception libanaise. Par exemple en France, 35e producteur mondial, les tabaculteurs reçoivent des aides de leur gouvernement et de l’Union européenne.
Étant donné les moyens financiers limités dont dispose l’État libanais, le monopole de distribution et de production apparaît comme le meilleur moyen de minimiser le coût des subventions. « Si la Régie n’était pas le représentant exclusif des compagnies de tabacs internationales, ces dernières achèteraient le tabac libanais encore moins cher, car le volume de production est faible », souligne Georges Hobeika.
Le monopole permet aussi de développer une filière industrielle qui crée de l’emploi dans les régions, ajoute-t-il.
Riad Saadé déplore toutefois « la faible commercialisation des produits locaux. Les marques libanaises étaient beaucoup plus présentes sur le marché auparavant ».
Conflit d’intérêt
Certains évoquent une entente tacite entre la Régie et les majors pour limiter la visibilité des cigarettes locales, une information impossible à vérifier, mais qui souligne un conflit d’intérêt potentiel pour un État à la fois producteur et importateur.
Autre source de conflit d’intérêt potentiel : le cumul des fonctions d’importateur et de régulateur. Les autorités mettent souvent en avant l’impact positif du secteur sur les finances publiques, en occultant les dégâts provoqués par le tabac, notamment en matière de santé publique.
En 2008, l’économiste Jad Chaaban avait estimé le coût de la consommation de tabac à environ 1,1 % du PIB. En prenant en compte les dépenses de santé, mais aussi la perte de productivité et la dégradation environnementale engendrées, ce professeur à l’AUB avait conclu à l’époque que l’utilisation des produits tabagiques coûtait davantage à l’État libanais que ce qu’elle ne lui rapportait. Cette étude n’a pas été actualisée depuis et de son côté le gouvernement ne s’est évidemment pas prêté à l’exercice. Difficile donc de savoir dans quelle mesure l’État a intérêt à limiter la consommation de tabac. S’il le voulait, il pourrait durcir la réglementation ou augmenter les taxes. Mais en tant qu’importateur et producteur de cigarettes, son objectif est plutôt d’augmenter les ventes.
À cet argument, la Régie répond que la marge de manœuvre fiscale, qui est la plus efficace, est de toute manière très limitée au Liban. « Sur le principe, nous sommes favorables à une hausse des taxes sur le tabac, comme cela a été le cas en Jordanie ou en Turquie, mais dans l’état actuel des choses, nous serions inondés par la contrebande de produits syriens et irakiens », dit Georges Hobeika. « La contrebande coûte déjà près de 200 millions de dollars à l’État et cela ne ferait qu’empirer en cas de hausse de la fiscalité », ajoute-t-il.
Optimisation fiscale
Si l’État se retirait du marché en libéralisant la distribution, les pertes fiscales seraient encore plus importantes, poursuit-il. Selon lui, les multinationales seraient encouragées à pratiquer de l’optimisation fiscale : elles auraient intérêt à sous-facturer les commandes auprès de leur maison mère pour payer moins de taxes à l’entrée et de réaliser leurs profits au Liban, où elles ne payent que 15 % d’impôt sur les bénéfices.
Toutes les études que nous avons réalisées démontrent qu’une levée du monopole nuirait à l’État libanais », affirme Georges Hobeika. Quant à la privatisation de la Régie, elle paraît peu probable.
« Étant donné les risques d’investissements induits par les campagnes antitabac, il sera difficile de trouver des investisseurs sur le long terme à des conditions acceptables », affirme un document fourni par la Régie.
statut à clarifier
Le texte pose toutefois la question de l’avenir de l’institution, dont le statut actuel – un office relevant du ministère des Finances – est assez flou. « La mentalité de l’administration ne correspond pas aux critères exigés pour gérer des activités industrielles et commerciales spécialisées. Les efforts entrepris récemment découlent d’efforts individuels ne pouvant être considérés comme une règle générale », lit-on dans le document. Ce dernier plaide pour un transfert de la gestion du monopole à une entreprise, sur la base d’un cahier des charges précis, et avec une surveillance macroscopique de l’autorité de tutelle. L’entreprise en question pourrait être détenue par le secteur privé, ou par l’État. Ce dernier choix « serait valable à condition que la direction de cette entreprise soit confiée à des personnes compétentes, loin de toute intervention politique, ce qui semble exclu dans la situation actuelle », conclut toutefois la Régie.