Un article du Dossier
La Régie des tabacs : un monopole juteux
Même si elle dispose d’une relative autonomie, la Régie doit soumettre chaque année son budget au ministre des Finances. Ce dernier a donc la capacité de freiner ou au contraire d’appuyer ses projets de développement. « La politique de modernisation menée depuis 2011 a bénéficié du soutien favorable des ministres des Finances successifs, qui lui ont ouvert les vannes », souligne un connaisseur de l’administration, ayant requis l’anonymat.
« Cela n’a pas toujours été le cas. D’autres ministres avaient tenté par le passé de restreindre ses activités, pour pousser à une libéralisation ou une privatisation du secteur », ajoute-t-il.
Ali Hassan Khalil, lui, est un ardent défenseur du développement d’une filière agro-industrielle dont dépendent de nombreux Libanais vivant dans le Sud, et dans une moindre mesure dans la Békaa et le Nord. Selon les derniers chiffres du centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL), la culture du tabac et tombac pesait près de 85,7 millions de dollars en 2014, soit 4 % de la production agricole – estimée à 2,1 milliards de dollars – et moins de 0,2 % du PIB. Son poids social est toutefois plus important : elle fait vivre près de 23 000 agriculteurs. Si l’on inclut leur famille, cela représenterait près de 100 000 personnes, ou 2,5 % de la population libanaise, sans compter les emplois saisonniers dans les usines et entrepôts de stockage et de tri du tabac, et les emplois directs et indirects générés par l’industrie. Selon la Régie, quelque 10 % de la population dépendrait d’une manière ou d’une autre des revenus du secteur du tabac.
Raison d’être du monopole
Cette dimension sociale est la raison d’être du monopole d’État, instauré en 1836, après un mouvement de grogne des planteurs de tabac et tombac. Ces derniers dépendaient à l’époque des industriels locaux, accusés de tirer les prix du tabac brut à la baisse. Pour leur assurer des revenus décents et limiter l’exode rural, l’État établit un monopole, inspiré du modèle français, dont il confie la gestion à une société privée jusqu’à la fin de la guerre civile. La Régie des tabacs en héritera en 1991, avec la même mission sociale, doublée d’un objectif politique : renforcer la résistance face à l’occupation israélienne et éviter un déplacement massif et permanent des habitants du Sud. Dans l’esprit de partage des institutions de l’État sur une base confessionnelle et politique qui a prévalu au lendemain de la guerre, le parti Amal et son président Nabih Berry font mainmise sur cette nouvelle entité publique.
Vulgarisation de la culture du tabac
Pour encourager les agriculteurs à rester sur leurs terres, la Régie met en place un système de “licences” qui garantit à son détenteur l’achat de la totalité des récoltes à un prix prédéterminé, selon la qualité. Ce système de rente soutient une culture largement répandue dans le Sud et encourage son développement dans d’autres régions, notamment dans la Békaa.
La production de tabac passe de moins de 3 000 tonnes en 1994 à plus de 8 200 tonnes, avec 24 261 permis octroyés à ce jour, dont 13 476 dans le Sud et 5 930 dans la Békaa (tous ne sont pas exploités). Dans le Nord, l’écrasante majorité des licences (4 359 sur 4 855) concerne le tombac, une sorte de tabac autrefois utilisé pour le narguilé, dont la production s’est élevée à 1 585 tonnes en 2014.
« Ce système de permis a donné un pouvoir très important à la Régie, utilisé à des fins clientélistes. L’institution est devenue une clé électorale dans le Sud et une source d’échange de voix dans les autres régions », explique la source anonyme précitée.
Coût des subventions
Si ce système bénéficie à l’élite politique, il est en revanche financé par le contribuable. Car les débouchés de la production libanaise sont limités. « Le tabac oriental cultivé au Liban, ou “Turkish Tobacco”, était autrefois très recherché. Mais la demande s’est effondrée après la popularisation du “American Blend”, un mélange de tabacs d’origines variées composé à seulement 10 % de tabac oriental », raconte le secrétaire général de la Régie, Georges Hobeika.
Pour sa propre production, la Régie n’utilise que 500 tonnes de tabac local et en importe 2 000 tonnes de l’étranger. Près de 20 % des récoltes locales ne sont pas transformées en raison de leur mauvaise qualité et le reste (6 384 tonnes en 2014) est écoulé auprès des compagnies mondiales de tabac, qui l’intègrent à leurs mélanges. Dans le cadre du monopole dont elle jouit, la Régie leur a en effet imposé d’acheter une part de la production locale équivalente à leur part des importations totales du pays en valeur.
Mais ces dernières l’achètent au prix du marché mondial, qui est largement inférieur à celui déboursé par la Régie, qui est quant à elle déterminée dans les sphères politiques.
« En moyenne, la Régie achète le tabac brut à 7 dollars le kilo auquel s’ajoute 1,5 dollar de coûts de traitement, alors qu’elle le vend autour de 4 dollars aux multinationales », explique Georges Hobeika.
Le coût de la subvention varie selon la qualité du tabac, et donc de la région. Il est de 3,5 dollars par kilo dans le Sud, où les récoltes sont les meilleures, contre 5,5 dollars dans la Békaa. La facture est particulièrement salée dans le Nord, essentiellement au Akkar, car le tombac traditionnellement produit dans cette région n’a pratiquement plus de débouché, ni sur le marché local ni sur le marché international. Mélangé à du tabac, il est péniblement écoulé en Europe de l’Est, à un prix dérisoire, coûtant à l’État 6,75 dollars par kilo.
Maintien du système
Au total, entre 1994 et 2014, la Régie a ainsi payé 660 millions de dollars de subventions, soit environ 33 millions de dollars par an. Ce coût est absorbé par les bénéfices réalisés par ailleurs par la Régie, d’où l’intérêt de maintenir sa profitabilité. « C’est pour cette raison que lorsque la situation financière de la Régie s’est dégradée et qu’elle s’est mise à perdre de l’argent, son directeur Nassif Seklaoui a bénéficié de la couverture politique nécessaire pour procéder à des coupes dans les dépenses. Les réformes qu’il a menées n’auraient pas été politiquement admises dans d’autres administrations. Mais dans le cas de la Régie, l’enjeu était de maintenir l’ensemble du système », explique la source anonyme précitée. « En finançant en parallèle des activités sociales et des infrastructures dans de nombreux villages, et pas seulement au sein de sa communauté, le directeur de la Régie a bâti, au fil des années, un consensus autour de l’institution et de son importance, empêchant sa remise en cause », ajoute-t-elle.
« Cela n’a pas toujours été le cas. D’autres ministres avaient tenté par le passé de restreindre ses activités, pour pousser à une libéralisation ou une privatisation du secteur », ajoute-t-il.
Ali Hassan Khalil, lui, est un ardent défenseur du développement d’une filière agro-industrielle dont dépendent de nombreux Libanais vivant dans le Sud, et dans une moindre mesure dans la Békaa et le Nord. Selon les derniers chiffres du centre de recherches et d’études agricoles libanais (CREAL), la culture du tabac et tombac pesait près de 85,7 millions de dollars en 2014, soit 4 % de la production agricole – estimée à 2,1 milliards de dollars – et moins de 0,2 % du PIB. Son poids social est toutefois plus important : elle fait vivre près de 23 000 agriculteurs. Si l’on inclut leur famille, cela représenterait près de 100 000 personnes, ou 2,5 % de la population libanaise, sans compter les emplois saisonniers dans les usines et entrepôts de stockage et de tri du tabac, et les emplois directs et indirects générés par l’industrie. Selon la Régie, quelque 10 % de la population dépendrait d’une manière ou d’une autre des revenus du secteur du tabac.
Raison d’être du monopole
Cette dimension sociale est la raison d’être du monopole d’État, instauré en 1836, après un mouvement de grogne des planteurs de tabac et tombac. Ces derniers dépendaient à l’époque des industriels locaux, accusés de tirer les prix du tabac brut à la baisse. Pour leur assurer des revenus décents et limiter l’exode rural, l’État établit un monopole, inspiré du modèle français, dont il confie la gestion à une société privée jusqu’à la fin de la guerre civile. La Régie des tabacs en héritera en 1991, avec la même mission sociale, doublée d’un objectif politique : renforcer la résistance face à l’occupation israélienne et éviter un déplacement massif et permanent des habitants du Sud. Dans l’esprit de partage des institutions de l’État sur une base confessionnelle et politique qui a prévalu au lendemain de la guerre, le parti Amal et son président Nabih Berry font mainmise sur cette nouvelle entité publique.
Vulgarisation de la culture du tabac
Pour encourager les agriculteurs à rester sur leurs terres, la Régie met en place un système de “licences” qui garantit à son détenteur l’achat de la totalité des récoltes à un prix prédéterminé, selon la qualité. Ce système de rente soutient une culture largement répandue dans le Sud et encourage son développement dans d’autres régions, notamment dans la Békaa.
La production de tabac passe de moins de 3 000 tonnes en 1994 à plus de 8 200 tonnes, avec 24 261 permis octroyés à ce jour, dont 13 476 dans le Sud et 5 930 dans la Békaa (tous ne sont pas exploités). Dans le Nord, l’écrasante majorité des licences (4 359 sur 4 855) concerne le tombac, une sorte de tabac autrefois utilisé pour le narguilé, dont la production s’est élevée à 1 585 tonnes en 2014.
« Ce système de permis a donné un pouvoir très important à la Régie, utilisé à des fins clientélistes. L’institution est devenue une clé électorale dans le Sud et une source d’échange de voix dans les autres régions », explique la source anonyme précitée.
Coût des subventions
Si ce système bénéficie à l’élite politique, il est en revanche financé par le contribuable. Car les débouchés de la production libanaise sont limités. « Le tabac oriental cultivé au Liban, ou “Turkish Tobacco”, était autrefois très recherché. Mais la demande s’est effondrée après la popularisation du “American Blend”, un mélange de tabacs d’origines variées composé à seulement 10 % de tabac oriental », raconte le secrétaire général de la Régie, Georges Hobeika.
Pour sa propre production, la Régie n’utilise que 500 tonnes de tabac local et en importe 2 000 tonnes de l’étranger. Près de 20 % des récoltes locales ne sont pas transformées en raison de leur mauvaise qualité et le reste (6 384 tonnes en 2014) est écoulé auprès des compagnies mondiales de tabac, qui l’intègrent à leurs mélanges. Dans le cadre du monopole dont elle jouit, la Régie leur a en effet imposé d’acheter une part de la production locale équivalente à leur part des importations totales du pays en valeur.
Mais ces dernières l’achètent au prix du marché mondial, qui est largement inférieur à celui déboursé par la Régie, qui est quant à elle déterminée dans les sphères politiques.
« En moyenne, la Régie achète le tabac brut à 7 dollars le kilo auquel s’ajoute 1,5 dollar de coûts de traitement, alors qu’elle le vend autour de 4 dollars aux multinationales », explique Georges Hobeika.
Le coût de la subvention varie selon la qualité du tabac, et donc de la région. Il est de 3,5 dollars par kilo dans le Sud, où les récoltes sont les meilleures, contre 5,5 dollars dans la Békaa. La facture est particulièrement salée dans le Nord, essentiellement au Akkar, car le tombac traditionnellement produit dans cette région n’a pratiquement plus de débouché, ni sur le marché local ni sur le marché international. Mélangé à du tabac, il est péniblement écoulé en Europe de l’Est, à un prix dérisoire, coûtant à l’État 6,75 dollars par kilo.
Maintien du système
Au total, entre 1994 et 2014, la Régie a ainsi payé 660 millions de dollars de subventions, soit environ 33 millions de dollars par an. Ce coût est absorbé par les bénéfices réalisés par ailleurs par la Régie, d’où l’intérêt de maintenir sa profitabilité. « C’est pour cette raison que lorsque la situation financière de la Régie s’est dégradée et qu’elle s’est mise à perdre de l’argent, son directeur Nassif Seklaoui a bénéficié de la couverture politique nécessaire pour procéder à des coupes dans les dépenses. Les réformes qu’il a menées n’auraient pas été politiquement admises dans d’autres administrations. Mais dans le cas de la Régie, l’enjeu était de maintenir l’ensemble du système », explique la source anonyme précitée. « En finançant en parallèle des activités sociales et des infrastructures dans de nombreux villages, et pas seulement au sein de sa communauté, le directeur de la Régie a bâti, au fil des années, un consensus autour de l’institution et de son importance, empêchant sa remise en cause », ajoute-t-elle.