Le Liban fait son cinéma
S’il fallait un symbole du dynamisme du cinéma libanais, on pourrait retenir le sourire de Kamel el-Basha sur la scène de la Mostra de Venise brandissant son trophée. Le 9 septembre, l’acteur palestinien décrochait lors du prestigieux festival italien la coupe Volpi du meilleur acteur pour son rôle dans “L’Insulte”, quatrième long-métrage de Ziad Doueiri. En mars, le film représentera le Liban aux Oscars dans la catégorie “Meilleur film en langue étrangère”.
Selon les dernières données de l’Autorité de développement des investissements au Liban (Idal), le nombre de longs-métrages libanais produits en 2015 s’élevait à 31 unités avec une valeur d’investissement approximative de 32,4 millions de dollars. « Une augmentation phénoménale par rapport à une moyenne annuelle de 11 films et un volume d’investissement limité à 8,8 millions de dollars entre 2011 et 2014 », relève Idal. Pour la période 2016-2017, la Fondation Liban Cinéma répertoriait, elle, 40 productions libanaises (22 fictions et 18 documentaires), dont 19 diffusées en salle. Elles n’étaient qu’une ou deux par an en moyenne au début des années 2000. Au Liban, le budget moyen d’un long-métrage oscille entre 650 000 et 750 000 dollars, une goutte d’eau comparée aux productions hollywoodiennes (“Fast and Furious 8” a coûté 230 millions de dollars). Malgré ces enveloppes modestes, les longs-métrages du pays du Cèdre peinent à être rentables. La faute d’abord à une carence dans la diffusion. Là où les grandes industries cinématographiques américaines ou européennes ont su assurer la diffusion de leurs films via des partenariats avec les chaînes de télévision, de tels réseaux de distribution peinent à se structurer au Liban. Un dispositif régional offrirait pourtant aux films libanais une audience potentielle des plus vastes au monde avec 400 millions d’arabophones. Résultat, outre la vente éparse des droits à des télévisions ou à des plates-formes de vidéo à la demande (VoD) moyennant plusieurs dizaines de milliers de dollars, la principale source de revenus demeure les salles de cinéma. Mais avec à peine 4 dollars reversés aux distributeurs et aux producteurs sur chaque ticket vendu (l’autre moitié revient aux salles), difficile de faire des profits. « Certains pays augmentent la part sur les tickets pour les producteurs, remarque la réalisatrice Sophie Boutros, qui plaide pour que les propriétaires de salles favorisent la production locale. Plus d’argent pour les investisseurs, cela veut dire davantage d’opportunités pour les réalisateurs. » Sans compter que les films libanais, qui s’exportent peu, doivent composer avec un marché intérieur très étroit. En 2016, les salles enregistraient trois millions d’entrées. « Il y a une demande », relève pourtant Gino Haddad, directeur des opérations au sein du groupe Empire. Aujourd’hui, le Liban compte une centaine de salles, alors qu’il y en avait près de la moitié il y a une dizaine d’années. Dans un contexte mondial qui voit le public s’éloigner des salles obscures, le Liban résiste mieux qu’ailleurs grâce à « la multiplication des centres commerciaux, tous désireux d’héberger leur propre cinéma ». En juin, le groupe Empire inaugurait par exemple deux nouveaux complexes dans des régions jusqu’ici désertées : un cinéma de onze salles ouvrait à Taanayel, tandis qu’un autre de dix salles était inauguré à Choueifate. Montant de ces investissements : quelque sept millions de dollars chacun. Mais malgré l’augmentation de l’offre, les films libanais peinent à s’imposer. Hormis quelques succès populaires en 2016 comme la pièce de théâtre de Ziad Rahbani “Bel Nesbe La Boukra Chou” diffusée au cinéma (155 000 entrées et 1,4 million de dollars de recettes en salle), ou le passage réussi sur le grand écran de la série télé “Bi Ghamdet Ein” (153 000 entrées, 1,3 million de dollars), les productions américaines gardent largement les faveurs du public libanais. En 2015, elles représentaient 80 % des films à l’affiche, bien loin devant les 11 % des films libanais.
Des sources de financement variées
Dans ce contexte instable, nombreux sont les appels aux distributeurs et pouvoirs publics pour soutenir les œuvres libanaises. Outre la diffusion par les chaînes de télévision des bandes-annonces des films libanais en salle, moyennant les droits de retransmission, le cinéma local souffre d’un déficit de promotion. « Le ministère de la Culture pourrait obliger les distributeurs à appliquer des tarifs réduits une fois dans l’année pour les films libanais », suggère ainsi Pierre Sarraf, directeur de la maison de production …Né à Beyrouth. Car avec à peine quelques semaines en salle, les films disparaissent souvent avant même d’avoir pu faire parler d’eux. Autre idée avancée, l’instauration d’une taxe sur les entrées pour alimenter un fonds de financement de films libanais. Une proposition qui butte sur le fait que les recettes fiscales doivent impérativement revenir au Trésor public, sans affectation préétablie. Récolter des fonds relève donc du casse-tête. Avec des longs-métrages commerciaux à destination du grand public, donc prometteurs de succès en salle, de plus en plus de productions parviennent cependant à établir un modèle viable. « Je gagne un peu d’argent sur mes films qui me permettent de rembourser mes investisseurs, témoigne Nibal Arakji, réalisatrice et productrice en 2016 de “Yallah Aa’belkon Chabeb”. Pour boucler son budget de 500 000 dollars, la cinéaste a opté pour le placement de produits et sollicité des investisseurs privés de la région. D’autres sociétés de production, comme Eagle Films (voir par ailleurs), engagées dans la distribution de films et la production de séries télévisées réussissent, elles aussi, à rentrer dans leurs frais en finançant intégralement leurs films. Mais « la majorité des longs-métrages recourent à des fonds de soutien européens, et essentiellement français », note Maya de Freige, de la Fondation Liban Cinéma. Par le biais du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), l’Hexagone s’est imposée comme un interlocuteur privilégié. Dans la plupart des cas, le déblocage des aides pousse les producteurs libanais à s’associer avec leurs homologues français, donnant naissance à de nombreuses coproductions. Fin 2016, un nouvel accord renégocié entre les deux pays venait consacrer ce modèle et facilitait l’accès au marché européen pour les Libanais. « Il est évident que la France est un partenaire privilégié, déclare Pierre Sarraf, mais depuis une dizaine d’années, d’autres alternatives existent. » Car à quelques encablures du Liban, l’intérêt pour la défense d’un cinéma arabe fait son chemin. Depuis sa création en 2010, l’institut du film de Doha soutient financièrement les cinéastes libanais (60 000 dollars par exemple pour le “Tramontane” de Vatché Boulghourjian présenté au Festival de Cannes en 2016 lors de la semaine de la critique), tandis que le Fonds arabe pour les arts et la culture (AFAC) ou encore le Festival international du film de Dubaï débloquent de leur côté plusieurs dizaines de milliers de dollars par an. Une aubaine pour des films d’auteur ou indépendants en difficulté pour dépasser le millier de spectateurs dans les salles, donc susciter l’intérêt des investisseurs privés. Sur la scène intérieure, de nouveaux mécanismes de financement ont aussi vu le jour. Outre une maigre enveloppe de 200 000 dollars (à peine 10 000 dollars par film) mise à disposition par le ministère de la Culture libanais, la circulaire 316 émise en avril 2016 par la Banque du Liban propose désormais des prêts plafonnés à trois millions de dollars et subventionnés, avec un taux d’intérêt inférieur à 1 %. Seules conditions pour en bénéficier : opérer à 90 % au Liban et « créer des opportunités de travail sur le marché libanais, augmenter la richesse nationale libanaise et soutenir l'innovation intellectuelle ». « Le problème est que les banques sont dans une logique de garanties, elles ont donc besoin d’hypothèques non pas sur un projet dont il est difficile d’évaluer les retombées, mais sur le client », déplore l’un des cinéastes dépositaire d’un dossier.
« Un potentiel très important »
« On est à la puberté, résume Georges Schoucair, producteur depuis 2006 d’une quinzaine de longs-métrages libanais avec sa société Abbout Productions. Le secteur n’est pas encore en mesure de s’autofinancer, mais la diversification des sources est prometteuse. Il y a quelques années, nous dépendions beaucoup des financements européens, nous étions donc tentés de faire des films à leur image. Or, avec de nouveaux interlocuteurs, notamment arabes, nous pouvons faire des œuvres qui nous ressemblent davantage », explique-t-il. Surtout que le Liban dispose de professionnels de qualité. En 2015, Idal recensait une centaine de maisons de production et de postproduction. Sur le plan de la formation aussi, l’offre s’est étoffée. Au moins sept universités disposent de branches consacrées aux métiers du septième art. « La formation académique au niveau de la licence est très correcte, estime Myriam Hajj, professeure à l’Académie libanais des beaux-arts (Alba). Les carences se situent davantage du côté de la spécialisation. La création d’un master consacré à la production par exemple date d’il y a trois ans seulement », remarque-t-elle. « Ces universités forment quelque 250 étudiants par an, ajoute Maya de Freige, mais beaucoup, faute d’opportunités de travail dans le cinéma, s’exilent à l’étranger. Si nous voulons les retenir, il faut développer le secteur, car le potentiel est très important. » Créée en 2003, la Fondation Liban Cinéma s’est emparée de cette mission. Via des ateliers d’aides à l’écriture ou l’organisation de plates-formes d’échange entre producteurs libanais et étrangers, elle tente d’accompagner les jeunes pousses locales. Cette année encore, la Fondation Liban Cinéma plaçait des espoirs libanais sur les devants du tapis rouge du Festival de Cannes. Quatre d’entre eux (Ahmad Ghossein, Rami Kodeih, Shirin Abou Shaqra, Mounia Akl) présentaient leur court-métrage (réalisé en partenariat avec quatre cinéastes étrangers) en ouverture de La Quinzaine des réalisateurs.
Le DVD se meurt, vive la VoD Philippe Aractingi, Layal Rajha, Ghassan Salhab, Maï Masri… Le 12 avril, la librairie Antoine des Souks de Beyrouth réunissait une vaste palette de réalisateurs libanais et arabes aux influences diverses. Une cohésion au service d’une espèce en voie de disparition : le DVD. Pendant quinze jours, 150 films étaient bradés au prix unique de 15 dollars. « Un DVD s’achète en moyenne au Liban entre 18 et 20 dollars, explique Michelle Tyan, fondatrice de Djinnhouse Production, à l’initiative du projet. Au Liban, il n’y a pas cette culture de l’objet que j’aimerais inculquer. » Les résultats ont été bons, dit Cécile Stephan, acheteuse en chef pour la libraire Antoine, qui affirme avoir vendu plus de 160 films en deux semaines contre à peine 200 sur le mois et demi précédent l’offre. Comme partout dans le monde, le cinéma libanais voit le DVD disparaître. Un phénomène encouragé par l’ampleur du piratage particulièrement répandu au Liban. Impossible de chiffrer le manque à gagner pour l’industrie cinématographique, mais le constat pousse de plus en plus d’acteurs (comme les distributeurs du film de Wissam Charaf, “Tombé du ciel”) à sauter la case DVD. À défaut d’être disponibles matériellement, ils se tournent vers les plates-formes de vidéo à la demande (VoD). Un marché en développement comme l’illustre l’arrivée au Liban en janvier 2016 du géant du secteur l’américain Netflix, suivi en juillet dernier par Iflix. Le tarif de base pour un visionnage illimité sur Netfix est de 7,99 dollars par mois, soit le prix moyen d’une place de cinéma, et descend jusqu’à 4 dollars pour Iflix. |