Finance et politique au Liban : les liaisons dangereuses
Plus d’un an après le déclenchement de la crise, et malgré son ampleur, le bilan du gouvernement de Hassane Diab est maigre. De son plan de sauvetage à l’annulation du contrat avec les auditeurs juricomptables Alvarez & Marsal, retour sur des batailles perdues d’avance.
«Nous avons défendu le plan du gouvernement, mais le lobby politique et financier, avec les moyens dont il dispose et ses relais médiatiques, était trop puissant», regrette Marie-Claude Najm, ministre de la Justice du gouvernement formé par Hassane Diab le 21 janvier, après des mois de contestation de la rue. Avec le recul, elle reconnaît que le projet de son équipe «aurait pu être mieux défendu», mais «l’État profond», comme elle le définit, aura finalement raison des «technocrates» après des mois de lobbying intense.
Acte I
Le premier épisode de la confrontation commence quelques semaines après la prise de fonction du gouvernement Diab. Alors que le pays subit une crise de liquidités sans précédent, celui-ci doit décider s’il doit rembourser ou pas une série d’eurobonds d’un montant de 1,2 milliard de dollars venant à échéance le 9 mars. «La décision était particulièrement difficile», se souvient la ministre Marie-Claude Najm. Les banques, principales créancières de l’État y sont naturellement opposées, ainsi que la Banque du Liban, arguant qu’un défaut reviendrait à rompre la confiance dans le système financier, pourtant déjà à terre.
Mais selon une source proche du gouvernement ayant requis l’anonymat, son gouverneur était tellement confiant dans sa capacité à remettre le système en selle, qu’il aurait assuré en décembre 2019 au fonds d’investissement spécialisé dans les pays émergents, Ashmore, que le Liban allait payer sa dette. «Riad Salamé déclarait publiquement que les réserves en dollars étaient suffisantes pour payer les créanciers, mais garantir à des investisseurs que ces réserves allaient être utilisées pour les payer c’est autre chose», affirme-t-elle.
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Impossible de vérifier si ces promesses ont été effectivement faites. Le fonds Ashmore a, en tout cas, acheté pour plus de 2 milliards d’eurobonds, bradés sur le marché secondaire par les banques locales acculées par la crise de liquidité, finissant par détenir à lui seul plus de 25% des séries d’eurobonds à échéance en mars, avril et juin. «Riad Salamé jouait sa crédibilité dans cette affaire, ce qui pourrait expliquer son manque total de coopération avec le gouvernement et son refus de lui communiquer les audits et les données sur l’état réel de ses réserves», soutient une source proche du gouvernement, dont les conseillers plaidaient, malgré l’absence de chiffres exacts, pour un défaut.
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«Les réserves en devises de la BDL sont constituées de l’argent des déposants, or avec leur fonte rapide, le gouvernement n’avait plus le choix. L'alternative aurait été un défaut désordonné, causant une détérioration rapide de la situation monétaire et sociale», affirme Talal F. Salman alors conseiller du ministre des Finances et négociateur principal avec les créanciers, en déplorant que «le gouvernement ait échoué par la suite à mettre en place, avec l’appui du FMI et de la communauté internationale, un plan de restructuration des eurobonds avantageux» .
À l’époque, le cabinet fraichement nommé a toutefois cru bon de tenir tête à la BDL, et aux menaces du fonds Ashmore, en annonçant un défaut de paiement sur sa dette en devises le 7 mars. Certains y voient une volonté politique, à ce moment-là, de certaines parties de forcer le choix d’un programme avec le FMI. Mais lorsque la classe politique a compris les implications d’un tel choix, elle s’est empressée de faire marche arrière.
La guerre des chiffres
Le deuxième acte se joue en avril avec la publication du plan de sauvetage économique, élaboré avec l’aide de la banque d’investissement Lazard, qui devait servir de base aux négociations avec le FMI puis les créanciers.
Le plan prévoit des réformes douloureuses pour redresser les finances publiques, mais c’est surtout le volet relatif à l’assainissement du secteur financier qui suscite une levée de bouclier. Le document annonce en effet des pertes colossales et exigent des efforts de toutes les parties : les propriétaires des banques, dont les actions seraient absorbées par les pertes ; les déposants, à travers une décote sur les gros dépôts et la récupération d’une partie des revenus générés par les ingénieries ; et dans une moindre mesure de l’État, dans le cadre d’un fonds rapidement évoqué où seraient placés certains actifs.
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Mais très vite, les choses se compliquent. «Les attaques du lobby bancaire, de la BDL et des politiciens de connivence, ont commencé à sévir, malgré la validation à plusieurs reprises, par la communauté internationale, et par le FMI du plan et de ses chiffres», poursuit une source alors proche des négociations. «Le plan du gouvernement aurait pu être affiné dans son application, au lieu de cela, un véritable travail de sape s’est mis en place», regrette Marie-Claude Najm.
L’Association des Banques du Liban (ABL) reproche au gouvernement de ne pas l’avoir consultée, et organise sa défense. Sur la chaîne MTV, le ministre de l’Économie, Raoul Nehmé explique que les discussions avec les créanciers, donc les banques, n’étaient prévues qu’après la finalisation du plan dans le cadre des négociations avec le FMI. Mais les banques, qui estiment que l’État est seul responsable de la crise et doit en supporter le prix, prennent les devants.
Mi-avril, elles lancent une campagne intitulée : «Il faut rendre à César ce qui est à César», qui leur donne une large visibilité. «À 20 000 dollars la double page dans un quotidien, des milliers de dollars ont été dépensés dans la presse écrite, sans compter la campagne télévisuelle, encore plus onéreuse», estime une source médiatique.
Un peu partout dans les médias, les critiques fusent contre le plan du gouvernement, surnommé «plan de faillite financière» par Nicolas Chammas, le président de l’Association des commerçants de Beyrouth, vice-président de Cedrus Bank et candidat malheureux aux législatives sur la liste du CPL.
Les technocrates du gouvernement, eux, se montrent de moins en moins combatifs. «Notre parole médiatique n’était pas aussi audible», justifie Marie-Claude Najm.
La commission parlementaire contrattaque
Fin avril, le débat se déplace au Parlement. La commission parlementaire des Finances et du Budget annonce une enquête pour évaluer le montant des pertes, que le gouvernement aurait, selon elle, mal estimé. «Il est possible, et nécessaire, de réduire les pertes de 240 milliards de livres libanaises (LL) à environ 80 milliards LL», déclare son président Ibrahim Kanaan, rejoint par Élie Ferzli, numéro deux du Parlement et actionnaire de IBL Bank (Banque intercontinentale du Liban) qui assure que «le calcul des pertes était inexact et surestimé» et ne servait qu’à «justifier la faillite des banques». Le FMI confirme le diagnostic du gouvernement, mais les membres de la commission parlementaire, dont les membres sont issus des mêmes blocs politiques, restent sceptiques.
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Selon une source gouvernementale ayant requis l’anonymat, la contre-attaque parlementaire a été orchestrée par des hommes politiques dont les intérêts convergent avec ceux des banques, incluant des «membres de conseils d’administration, des actionnaires, ou encore des gros déposants ayant reçu des faveurs de certaines banques». Selon cette même source, la commission s’est même faite «conseiller par des banquiers et par la BDL afin de minimiser les pertes du secteur financier». Son président nie toutefois tout contact. «Nous avons fait seulement notre travail de contrôle parlementaire, afin d’unifier deux positions divergentes», affirme Ibrahim Kanaan.
Le Parlement aura en tout cas constitué un allié objectif de l’ABL et des opposants à un plan du FMI en mettant un coup d’arrêt aux négociations avec l’organisation. Car même si le plan a été adopté en Conseil des ministres, il ne peut court-circuiter le Parlement pour son application.
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En mai, l’ABL est finalement invitée à la table des négociations. «Lorsque Hassane Diab, conseillé par trois ministres, dont Ghazi Wazni, a accepté d’inclure les banques dans les discussions, je me suis dit que le gouvernement avait cédé», poursuit la source précitée.
Des technocrates prisonniers du système ?
Comment expliquer ce revirement de position ? «Certains membres du Conseil des ministres ont été contactés par leurs partis politiques leur intimant l’ordre de “se calmer” », dit une source du ministère des Finances, dans une allusion au ministre Ghazi Wazni affilié au président de la Chambre, Nabih Berry. Après l’avoir laissé faire, ce dernier a fini par enterrer publiquement toute idée de «haircut» sur les dépôts, et de contrôle des capitaux. Une position qui serait motivée, selon un banquier, par ses relations avec la diaspora libanaise en Afrique, dont les dépôts sont placés au Liban. «Quelque 40% des gros dépôts dans les banques libanaises appartiennent à la communauté chiite», estime-t-il.
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Mais Nabih Berry n’est pas seul dans son combat contre un contrôle des capitaux. Selon une source du ministère des Finances, la loi a fait l’objet d’une triple hostilité. De Riad Salamé d’abord, car «une loi sur le contrôle des capitaux fait passer la responsabilité des banquiers à la Banque centrale» et de nombreux politiques qui «ont ainsi pu continuer à transférer leur argent à l’étranger aux dépens des autres».
Une opposition dont le Conseil des ministres s’est rapidement fait l’écho. «Le ministre des Finances a présenté un projet de loi, puis les ministres ont ajouté leurs commentaires, mais Ghazi Wazni a ensuite subitement retiré le projet», se souvient Marie-Claude Najm. «Bien qu’il était clairement en faveur de la loi, il a cédé à la pression de Nabih Berry, dont il a été le conseiller économique pendant des années», affirme pour sa part le conseiller du ministre démissionnaire de l'Économie Michel Fayad.
Le gouverneur de la BDL y aurait lui aussi mis du sien : «Le jour où on a convaincu Nabih Berry, Riad Salamé est passé le voir le soir même pour le faire changer d’avis», se souvient une source au ministère des Finances. Résultat : un an et demi après la crise, le Liban n’a toujours pas de cadre légal pour encadrer les mouvements de capitaux.
Le même scenario se répète avec l’audit juricomptable, qui permettrait de comprendre comment les pertes se sont accumulées, notamment celles des ingénieries financières de 2016 et 2017, et de mettre la lumière sur de potentielles malversations financières.
Après avoir identifié la compagnie américaine Kroll, l’experte internationale en la matière, et entamé des négociations, le gouvernement se rétracte suite à un rapport de la Sûreté générale faisant état d’une supposée collusion entre la société et Israël.
«Le ministre des Finances, qui était en charge du dossier, nous a soudainement annoncé qu’il y avait un problème sécuritaire, du moins d'après le camp politique qui l’appuyait. J’ai vu rouge : pour moi c’était clair, il ne fallait pas céder aux tentatives d’enterrer l’audit juricomptable. J'ai donc fait opposition et me suis accrochée à Kroll. Le gouvernement a finalement tenu bon en se tournant vers une autre société», affirme Marie-Claude Najm.
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Après de nombreuses tergiversations, un remplaçant a été désigné début septembre : le cabinet Alvarez &Marsal, dont ce n’est pourtant pas la spécialité. «Un plan B a alors été mis en place pour faire échouer l’audit : l’utilisation du secret bancaire par la BDL afin de refuser d’ouvrir ses comptes», explique une autre source au gouvernement. Mission réussie : face au manque de coopération de la BDL, Alvarez &Marsal jette l’éponge le 26 novembre 2020. Depuis, le gouvernement semble avoir totalement baissé les bras, et les dossiers économiques ont été jetés aux oubliettes, en attendant un nouveau cabinet de «spécialistes».
Un an et demi après la crise, les Libanais ne savent toujours pas comment ils en sont arrivés là, ni comment s’en sortir.