Le président de la République, Michel Aoun, a plaidé la semaine dernière pour la mise en place d’un «marché commun arabe levantin», qui permettrait selon lui de «créer plus d’emplois et d’aider les Libanais à rester sur leurs terres». Ce projet paraît néanmoins difficile à mettre en œuvre, estime le chercheur en intégration régionale et enseignant-chercheur à la NDU (Notre Dame University), Georges Harb.
Le président de la République propose un marché commun englobant le Liban, la Syrie, la Jordanie et l’Irak, des pays déjà liés par les accords de libre-échange arabes. Ces accords ont-ils été bénéfiques pour le Liban?
Effectivement, la Syrie, la Jordanie, l’Irak et le Liban font partie de la région panarabe de libre échange (PAFTA), regroupant au total 17 pays. Ce groupe a commencé à œuvrer pour l’élimination des tarifs douaniers entre les pays membres en 1998, et n’a réussi à le faire qu’en 2005. Aujourd’hui, les discussions sont encore en cours pour mener une intégration panarabe plus poussée.
En théorie, la libéralisation du commerce au sein du monde arabe devait permettre aux entreprises de servir un marché plus large, et donc de réaliser des économies d’échelle. Au niveau des consommateurs, le regain de compétitivité devait permettre aussi de baisser les prix.
La libéralisation des échanges commerciaux n’a toutefois concerné que les produits manufacturés, le commerce de produits agricoles étant lié à un calendrier qui protège les agriculteurs locaux lors des périodes de récolte.
Dans les faits, au niveau du Liban, la PAFTA a bénéficié à certains industriels, dans les secteurs où les producteurs locaux ont un avantage compétitif, comme le cuir, les détergents, ou les meubles. D’autres producteurs en revanche ont vu leurs marchés noyés par la concurrence étrangère moins chère, surtout dans les activités qui consomment beaucoup d’énergie.
Quelle différence y a-t-il entre ces accords et le projet proposé par le président Aoun?
Le président de la République n’a pas encore détaillé sa proposition. Il parle toutefois d’un «marché commun», et non d’un traité de libre-échange, c’est-à-dire une forme plus poussée d’intégration régionale. Alors que les accords de libre-échange ont pour objectif la levée des barrières tarifaires au commerce, le marché commun implique aussi une union douanière, ce qui signifie que les pays membres doivent harmoniser leurs politiques douanières vis-à-vis du reste du monde. De plus, dans un marché commun, la circulation des flux de travailleurs et de capitaux est aussi libéralisée.
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Il y aurait comme toujours des gagnants et des perdants. Une intégration régionale plus poussée permettrait notamment aux produits libanais, devenus moins chers du fait de la dévaluation de la livre, de conquérir de nouveaux marchés. Il s’agit principalement des produits où le Liban dégage déjà un avantage comparatif révélé, ou de produits agricoles qu’on exporte déjà comme certains fruits et légumes, le sucre ou le miel.
Le Liban pourrait aussi importer de la marchandise que les pays partenaires produisent à moindre coûts et plus efficacement, par exemple des produits laitiers et des œufs, de vêtements ou même de fruits.
Un tel traité permettrait aussi au Liban, qui est signataire des accords de partenariat euro-méditerranéen, de se positionner en hub pour les investissements européens dirigés vers la région, surtout dans le cadre de la reconstruction de la Syrie et de l’Irak. Nous pourrions alors profiter de notre main d’œuvre qualifiée, mais relativement abordable.
À noter que ce marché levantin ne serait pas le seul bloc pareil dans le monde arabe ou dans la PAFTA. En effet, il existe aussi un projet de marché commun au niveau des pays du Golfe par exemple.
Mais ces pays ont des structures économiques et politiques plus ou moins similaires. Un projet d’intégration régionale est-il possible sans cela?
Bien entendu, l’harmonisation de certains facteurs est nécessaire à la réussite de l’intégration. Au niveau économique, les pays du Levant ont des similitudes et une dynamique d’échanges. Entre janvier et novembre 2020, selon les chiffres des douanes, le Liban a importé de la Syrie, la Jordanie et l’Irak l’équivalent de 164 millions de dollars, soit 10,4% des importations en provenance de la région PAFTA. Ses exportations vers ces trois pays se sont élevées à 282,6 millions de dollars soit près de 22,2% de ses exportations vers les pays arabes. Au total, 16% des échanges du Liban au sein de la PAFTA se font avec la région du Levant. Mais une intégration plus poussée se heurterait évidemment à des difficultés politiques.
Le projet vous paraît-il faisable?
Cela me paraît invraisemblable à court-terme. D’abord en raison de l’instabilité en Irak et en Syrie. La création d’un marché commun nécessite aussi un accord politique préalable, alors que les relations diplomatiques sont tendues entre la Syrie et ses voisins.
Enfin, les éventuelles négociations sur les modalités de l’union douanière et du marché commun risquent de s’enliser car chacun de ces quatre pays possède des considérations différentes et particulières.
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L’alignement de la politique douanière pourrait être très difficile. Les négociations sur la libéralisation du commerce agricole seraient aussi épineuses. En effet, l’agriculture est cruciale pour la plupart de ces pays, soit parce qu’elle emploie beaucoup de monde soit parce qu’elle génère une tranche importante du PIB. L’élimination des cultures peu productives va sûrement engendrer un malaise social.
À ce stade, le Liban devrait plutôt se concentrer sur un plan d’assainissement économique et de résolution de la crise financière et monétaire, et avancer pas à pas vers davantage d’intégration régionale, en développant de nouveaux avantages comparatifs. Tout en cherchant de nouveaux marchés en Asie de l’Est et en Amérique latine.