La galerie Ayyam s'est lancée dans les enchères en 2008, à Dubaï. Pourquoi organiser cette vente au Liban ? En quoi est-elle différente de celle de Dubaï ?
Le Liban a été la première place au Moyen-Orient à avoir des enchères, dans les années 70. Puis la guerre est arrivée et les ventes ont été transférées ailleurs. Mais on sent aujourd’hui un renouveau, l'art libanais et du Levant est en croissance, la scène artistique libanaise est en mouvement. Et puis organiser des enchères permet à la galerie Ayyam de découvrir de nouveaux talents et de mettre un prix sur les œuvres des artistes levantins actuels. Grâce à cette vente, une quinzaine d’artistes libanais ont participé à des enchères pour la première fois de leur carrière. Sachant que tout collectionneur regardera l'historique des enchères d'un artiste avant d'acheter ses œuvres, il s'agit là d'un réel coup de pouce à l'art libanais. En Syrie, nous avions organisé une compétition de jeunes artistes, qui nous a permis d’en repérer une quinzaine sur les 150 en compétition. À Dubaï, l'idée était différente : il s'agissait de répondre à la demande de jeunes collectionneurs, qui n'ont pas nécessairement beaucoup de moyens et se plaignent du manque d'œuvres à des prix raisonnables (moins de 10 000 dollars). Nous avons donc lancé la Young Collectors Auction en 2008, et depuis nous l’organisons deux fois par an, durant la même semaine que les enchères de Christie’s. Ici à Beyrouth, nous nous sommes adressés à tous les publics : nous avons proposé 47 lots au total, dont 4 photos, 2 sculptures et 41 peintures, les prix estimés variaient entre 3 000 et 60 000 dollars (pour un Paul Guiragossian qui s’est finalement vendu à 35 000 dollars, NDLR). Et nous pensons organiser une autre vente à la fin du printemps.

Combien avez-vous investi pour organiser cette vente aux enchères ? Et combien en avez-vous retiré ?
Nous prélevons 20 % du prix de vente de l'œuvre à l'acheteur et 10 % au vendeur, soit 30 % au total. Nous estimions la valeur du catalogue mis en vente (qui inclut les 20 % payés par l’acheteur) à un demi-million de dollars environ, nous en avons réellement retiré 425 200 dollars, ce qui signifie que notre chiffre d'affaires est de près de 110 000 dollars. Nous avons investi plus que ça en transports, assurances, catalogues, etc. Nous avons mis de la publicité dans l'Agenda culturel, quelques magazines syriens et Canvas (magazine spécialisé dans l'art et la culture du Moyen-Orient et du monde arabe, NDLR) et nous avons surtout misé sur notre base de données et sur le bouche-à-oreille pour faire connaître la vente.
La demande s’est surtout concentrée sur l’art émergent, dont les prix de vente sont en accord avec l’estimation. Les œuvres modernes plus chères et plus vieilles ont soulevé moins d’enthousiasme : quatre des huit peintures invendues étaient estimées à plus de 20 000 dollars (ce chiffre monte à six lorsqu’on baisse la barre à 10 000 dollars, NDLR). J’estime que c’est dû au fait que les collectionneurs d’Ayyam sont surtout intéressés par l’art émergent, ce qui est en ligne avec la vision de la galerie. À l’avenir, nous concentrerons nos enchères sur celui-ci, au détriment d’artistes modernes décédés.

Pourquoi Ayyam se concentre-t-elle sur l'art du Levant ?
Parce que c’est là que la création est la plus forte en ce moment et parce que j'en suis proche géographiquement. Dans les pays du Golfe, la production d'art moderne est centrée sur l'art islamique, très différent de l'art du Levant. Et les artistes des pays d'Afrique du Nord ont un accès direct au marché international via Paris. L'art du Levant est encore très jeune et a un potentiel de croissance énorme. Personnellement, j'estime qu'il est évalué aujourd'hui à 10 % de la valeur qu'il pourra atteindre dans les dix à vingt prochaines années. Je compare sa situation actuelle à celle de l’art chinois, il y a une quinzaine d'années. Une œuvre qui se vendait à 3 000 dollars à l'époque se vend aujourd'hui entre 2 et 5 millions de dollars. Entre-temps, Christie’s, qui avait une vision à long terme du marché de l'art chinois, s'est investi dans sa promotion, de nouvelles galeries ont vu le jour et les Chinois se sont enrichis. Et c'est exactement ce qui est en train de se passer au Moyen-Orient actuellement. Christie’s s'est installé à Dubaï en 2007, les galeries se sont multipliées à travers la région, et les Moyen-Orientaux s'enrichissent. Ayyam travaille pour faire connaître l’art levantin : nous exposons dans une dizaine de foires internationales par an, ce qui représente un investissement de près d'un million de dollars par an ; et nos prochains plans d'expansion sont à Londres et à Hong Kong, en 2011. Bien évidemment, ce n'est pas un investissement rentabilisé en deux ou trois ans, il faut une vision à long terme et une surcapacité financière. Mais si ma vision est correcte, la valeur d'une œuvre passera de 5 000 à 500 000 dollars dans vingt ans, et ma propre collection aura renchéri d’autant.


Bilan mitigé pour les artistes libanais
La petite quinzaine d’artistes libanais représentés lors de la vente aux enchères de la galerie Ayyam a connu des résultats contrastés. Un certain nombre de leurs œuvres se sont vendues en dessous des prix estimés : c’est le cas notamment des peintures de l’incontournable Guiragossian (1926-1993), dont la cote avait explosé ces dernières années, et celles d’Oussama Baalbaki (1978), Pierre Koukjian (1962), Stelio Stamanga (1964) et Willy Aractingi (1930-2003). Trois tableaux de Guiragossian, de Seta Manoukian (1945) et de Mona Trad Dabagi (1950) n’ont pas trouvé preneur.
En revanche, les artistes Jean-Marc Nahas (1963), Jamil Molaeb (1948), Nadim Karam (1957), Walid el-Masri (1979) et la photographe Nour el-Khazen (1980) voient leur cote confirmée : les acheteurs ont déboursé entre 5 000 et 18 000 dollars (hors commission) pour acquérir leurs créations, en ligne avec les estimations du catalogue. Artiste Titre de l’oeuvre Prix estimé (en dol.)* Prix vendu (en dol.)*
Ghassan Ghazal - 5 000-7 000 7 000
Jamil Molaeb Lanscape in Blue 8 000-12 000 8 000
Jean-Marc Nahas Le Diptyque 5 000-7 000 7 000
Jean-Marc Nahas Table (sculpture) 7 000-10 000 8 000
Mona Trad Dabagi Nu au Sheh 7 000-10 000 7 000
Mona Trad Dabagi L’attente 5 000-7 000 Non vendu
Nadim Karam Aisha 18 000-25 000 18 000
Nadim Karam Phoenician (sculpture) 12 000-15 000 10 000
Nour el-Khazen (Photographie) 3 000-5 000 5 000
Oussama Baalbaki - 6 000-8 000 5 500
Paul Guiragossian - 40 000-60 000 35 000
Paul Guiragossian - 35 000-50 000 Non vendu
Pierre Koukjian Impressive People 10 8 000-12 000 7 000
Seta Manoukian T-Series, Power 10 000-15 000 Non vendu
Stelio Stamanga Toscanes X 10 000-15 000 9 500
Walid el-Masri Chairs 8 000-12 000 10 000
Willy Aractingi Antar et Abla jouent à Adam et Eve 6 000-8 000 4 500
(*) Prix hors commission. À quoi servent les enchères ?

Les ventes aux enchères sont l’une des composantes du marché de l’art au même titre que les galeries. Leur avantage principal est de fixer un prix public, qu’on appelle cote, à des œuvres d’artistes. À l’image des bourses financières, l’offre et la demande s’y rencontrent sur la place publique. Les vendeurs ont intérêt à faire monter les prix, les acheteurs sont à l’affût des bonnes affaires.
« Dans toutes les ventes aux enchères, y compris chez Christie’s et Sotheby’s, explique un expert du secteur, les galeristes qui représentent des artistes vont les défendre et faire monter leur cote, quitte à les racheter pour leur propre galerie ; ce sont les règles du jeu. » L’artiste américain Jeff Koons, dont les œuvres se vendent aujourd’hui à des millions de dollars, est par exemple défendu par trois galeristes en même temps.
Le Moyen-Orient n’échappe évidemment pas à ces pratiques. Et certains experts du secteur affirment que la vente d’Ayyam n’a pas dérogé à la règle. Un galeriste témoigne sous couvert d’anonymat avoir acheté l’œuvre d’un de ses artistes qui ne trouvait pas preneur pour éviter que sa cote en soit affectée : « Je suis convaincu que la toile était sous-évaluée et je sais que les collectionneurs de l’artiste n’étaient pas dans la salle », explique-t-il. Ayyam, qui présentait une vingtaine de ses propres artistes, se défend pour sa part d’avoir agi de la sorte : « Notre objectif est d’accroître la base de nos collectionneurs et la visibilité de nos artistes. En tant qu’ancien banquier, je crois à l’efficacité des marchés. Les manipuler revient toujours très cher et nuit à la réputation d’un artiste. »
Il existe cependant une différence de taille entre les marchés occidentaux et ceux du Moyen-Orient : les premiers font intervenir toute une série d’acteurs qui contribuent à les réguler : il s’agit des musées, des critiques d’art, des experts, etc. Autant d’intervenants inexistants ou presque au Liban et dans la région. C’est peut-être l’une des raisons qui explique la flambée soudaine, incontrôlée disent certains, du marché moyen-oriental de l’art ces dernières années. D’autant plus que les acheteurs d’art régional sont, aux dires d’experts, des collectionneurs locaux qui investissent dans les œuvres de leurs compatriotes. « Les Arabes investissent aujourd’hui pour faire monter les prix et imposer une culture et un art de la région », explique un galeriste. « Si ces mêmes tableaux étaient exposés à New York, rencontreraient-ils le même succès ? » interroge-t-il.