Un article du Dossier

OMC : les avocats rejettent la liberalisation

Entamées en 2003 entre le Liban et l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les négociations sur l’ouverture à la concurrence des services juridiques sont au point mort. Le barreau de Beyrouth refuse la présence de cabinets étrangers sur le sol libanais. Pourtant, des avocats jugent cette libéralisation nécessaire afin de moderniser leurs statuts et favoriser leur développement. Faute d’un accord sur ce point, l’accession du Liban à l’OMC pourrait être compromise.

Bloquées. Voilà à quoi se résument les négociations entamées en 2003 sur la libéralisation des services juridiques dans le cadre de la candidature d’accession du Liban à l’OMC. Objet du litige ? La demande du groupe de suivi de l’OMC (France, États-Unis, Australie), chargé du “dossier libanais”, d’autoriser les avocats étrangers à conseiller des clients libanais sur des matières relatives au droit international et de favoriser l’implantation de cabinets internationaux sur le territoire libanais. Le barreau de Beyrouth, qui défend les intérêts des avocats libanais, s’y refuse. Et, pour l’heure, le gouvernement, qui pourrait décider seul, a choisi de s’en tenir à ses préconisations. « Cette demande est une démarche standard dans le cadre de l’adhésion à l’OMC. Il n’y a pas de dérogation possible pour un pays », expliquent pourtant les responsables des négociations au ministère libanais de l’Économie et du Commerce qui sont favorables à une certaine ouverture. Elle procurerait des “services de meilleure qualité et plus diversifiés”, voire « développerait l’activité en favorisant la demande des consommateurs pour davantage de services juridiques. Ce qui aurait un effet positif sur la création d’emplois du secteur », explique-t-on au ministère. Et de rappeler qu’environ 1 500 étudiants sont diplômés chaque année des différentes facultés de droit sans pouvoir trouver un emploi sur le marché domestique.

Dangers pour la profession

Mais pour l’avocat Salah Dabbagh, qui dirige la commission chargée de cette question au sein de l’ordre des avocats de Beyrouth, pas question d’accepter. « Les moyens de communications modernes offrent la possibilité de suivre un dossier entre différents confrères de nationalités différentes sans le besoin d’une implantation physique. » En filigrane, le barreau craint que cette ouverture ne favorise l’arrivée massive de juristes du Moyen-Orient, « peu ou pas assez qualifiés », qui baisseraient les prix pratiqués et affaibliraient la qualité des prestations. Mais surtout, Salah Dabbagh voit dans la requête de l’OMC une priorité donnée aux intérêts des groupes occidentaux. Les États-Unis et la Grande-Bretagne, il est vrai, sont les deux principaux exportateurs de services juridiques dans le monde. Ils cumulent un double avantage : d’une part, la structure de leur secteur composée de cabinets de grande ou moyenne dimension ;  d’autre part, le rôle croissant du droit anglo-saxon dans les transactions internationales, le plus usité dès lors qu’il s’agit de relations transfrontalières et commerciales.
Accepter la présence de cabinets étrangers desservirait la profession et affecterait un pourcentage non négligeable du chiffre d’affaires des cabinets libanais, habitués à jouer les intermédiaires dans des consultations juridiques internationales. » L’avocat pense que l’installation de firmes internationales priverait le Liban de ce rôle d’intermédiaire : une fois installés, ces cabinets traiteraient eux-mêmes les dossiers pour lesquels ils demandaient jusque-là l’intervention d’avocats locaux. À défaut d’étude sur l’impact économique de la libéralisation, Salah Dabbagh estime que, pour ces cabinets, la perte pourrait être de l’ordre de 30 à 50 % du chiffre d’affaires.
Aujourd’hui, et malgré une réunion en 2009 sous l’égide de l’Union européenne, les points de vue semblent irréconciliables. Différentes pistes ont été envisagées : « Les avocats étrangers ne pourraient que “conseiller” en droit international et non plaider devant les tribunaux locaux. L’on pourrait exiger d’eux certains diplômes, une expérience professionnelle importante ou la maîtrise de la langue arabe. L’on pourrait aussi envisager que ces cabinets soient dans l’obligation de s’associer à un partenaire local ou qu’ils emploient un certain quota d’avocats libanais…
Ces contre-propositions ne sont pas exceptionnelles. La plupart des pays qui ont terminé leurs négociations avec l’OMC limitent leurs engagements au seul secteur du conseil international. C’est ainsi le cas de la Jordanie ou de l’Arabie saoudite, membres de l’OMC respectivement depuis 2000 et 2005. En Jordanie, la présence commerciale de cabinets étrangers est autorisée uniquement pour pratiquer des activités de conseil en droit international. Seuls les ressortissants jordaniens assurent la représentation des justiciables devant les tribunaux locaux. L’Arabie saoudite limite de même la libéralisation au seul conseil dans le droit pour lequel l’avocat étranger a qualité de juriste (ou en droit international). Quant à l’implantation de cabinets étrangers, le royaume demande à ce que la participation de la firme étrangère au capital de l’entreprise ne dépasse pas 75 % du capital.

Conseil contre contentieux

Si la division au Liban semble profonde, c’est parce que la ligne de fracture entre pro et antilibéralisation traduit aussi deux visions divergentes de l’évolution du métier d’avocats. Pour schématiser, côté “anti”, l’on retrouve l’avocat traditionnel, axé sur une pratique locale en Cour de justice ; de l’autre, des cabinets orientés sur le conseil et dont une majorité de dossiers est déjà d’envergure régionale. Quand les “avocats plaideurs” voient dans la dérégulation une attaque de leurs prérogatives, les “avocats conseils” considèrent, eux, qu’elle est un moyen de se développer sur d’autres domaines d’activité. Avec des marges financières bien plus intéressantes. « Le travail judiciaire au Palais de justice occupe 70 % de l’effectif de notre cabinet, mais il n’en génère pas plus de 30 % du chiffre d’affaires. Il s’agit souvent d’activités répétitives et parfois similaires, nécessitant un nombre d’avocats affectés à des tâches qui prennent beaucoup de temps sans nécessairement requérir un travail sophistiqué », témoigne l’avocat Salim el-Méouchy, dont le cabinet emploie une quarantaine d’avocats.
Mais une seconde ligne de fracture existe. Elle oppose cette fois des avocats habitués à une pratique “solitaire” de leur métier et des cabinets de taille moyenne, en mesure de proposer à leurs clients un choix de spécialisations plus large et une plus grande disponibilité. « Longtemps, les consultations juridiques relevaient du seul droit national. Aujourd’hui, du fait de l’internationalisation des échanges économiques et commerciaux, nos clients sollicitent des conseils exigeant à la fois la connaissance du droit international et de plusieurs droits nationaux. En effet, droit international et droits internes se chevauchent et s’entremêlent. La profession au Liban doit s’adapter à ce nouveau phénomène », avance Randa Abousleiman du cabinet Abousleiman & Partners.  C’est pour ces raisons que Salim el-Méouchy dénonce l’attentisme des instances représentatives de la profession d’avocats qui “isole le Liban” davantage qu’il ne le sert. « Un nombre limité de cabinets libanais se conforme aux standards internationaux. Le marché local n’est pourtant plus suffisant pour permettre la survie de l’ensemble de la profession. Il faut se tourner vers l’étranger, en particulier vers le monde arabe. Or, ici précisément, nous avons un avantage décisif : nous comprenons la mentalité des clients arabes aussi bien que celle des Occidentaux. Nous avons l’habitude de gérer des conflits de lois et de jongler avec différentes législations. Ouvrir notre marché est le préalable pour, à notre tour, investir des marchés étrangers, dont les dossiers clients sont souvent plus sophistiqués et donc plus rémunérateurs. »
Aucune étude de l’impact socio-économique n’a été menée au Liban, ni même au Moyen-Orient, pour tenter de cerner, au-delà des discours idéologiques entre pro et antimondialisation, la portée réelle de cette libéralisation. La question de savoir si les avocats libanais peuvent sérieusement concurrencer leurs homologues occidentaux sur le marché régional reste, par exemple, un espoir sans confirmation réelle.

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