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OMC : les avocats rejettent la liberalisation

Doit-on autoriser des experts-comptables ou des conseils juridiques à accomplir des actes, jusque-là réservés aux avocats ? Peut-on laisser des avocats s’associer à des professions non juridiques ? En changeant les formes d’organisation du métier d’avocat, la libéralisation des services juridiques voulue par l’OMC touche également à son contenu. À bon ou à mauvais escient. La réponse n’est pas assurée.

La libéralisation du marché des services juridiques aura-t-elle des conséquences sur les structures du métier d’avocat ? La réponse ne fait pas de doute : c’est même à une profonde réorganisation qu’elle va aboutir. Avec, au final, une redéfinition des prérogatives imparties à l’avocat et celles qui sont dévolues à des professions apparentées comme le métier de conseiller juridique ou de notaire. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) considère en effet que les services juridiques s’apparentent à un “business” comme un autre. Dès lors l’existence de barreaux, censés protéger ses affiliés ainsi que leurs clients, s’assimile à un “cartel” qui freine la libre concurrence. L’OMC dénonce en particulier des restrictions comme le monopole de la représentation (seul un avocat peut plaider devant une Cour de justice), l’interdiction de publicité, le code de déontologie, les honoraires fixés sans que le marché ne les régule pour citer les plus communes. En abaissant le niveau des exigences posées à l’entrée dans le métier, l’OMC espère générer un accroissement de l’offre de services et du nombre d’avocats, favorisant ainsi la réduction des tarifs.
Une étude économique de l’Université de Paris X (France), Économix (2008), conteste cette première assertion. Les chercheurs admettent que les réglementations internes des ordres professionnels favorisent en partie une position de “cartel”. Mais, pour eux, l’ouverture à la concurrence ne règle pas le problème. « La promotion du principe de concurrence marchande ne peut en aucun cas être satisfaisante : dès lors que les défaillances de marché, notamment les asymétries informationnelles (entre le client et son avocat, NDLR), n’ont pas disparu, on conçoit mal comment et pourquoi le marché “rendu à lui-même” – et donc à ses défaillances – pourrait désormais s’autoréguler efficacement. Déréglementer équivaut alors à un retour aux échecs du marché. »
S’en tenir à la théorie du cartel pour expliquer l’existence d’un ordre professionnel “fermé” paraît dès lors insuffisant. La survie de l’ordre s’explique aussi par certaines spécificités. Les avocats rappellent souvent la charge qui leur incombe : « La justice est un bien public, qu’il est difficile de comparer à d’autres prestations », fait valoir Henri Najm, du cabinet Najm. « Les avocats ont une obligation à l’égard du public en termes d’indépendance, de confidentialité ou de secret professionnel. Ce n’est pas un commerçant et son client n’est pas un consommateur à protéger, mais un citoyen, qu’il s’agisse d’une personne physique ou d’une entreprise, qui doit être informé, conseillé et défendu. » C’est ce “rôle social” qui justifie l’existence d’un ordre professionnel.
À l’instar de la communauté médicale ou scientifique, les avocats appartiennent à une économie de la connaissance qu’illustrent entre autres les innovations et la pluridisciplinarité  de l’exercice professionnel. « L’application d’une règle juridique à une situation n’est jamais une opération mécanique, même s’il y a des degrés variables dans la part de création nécessaire pour sélectionner les textes pertinents, qualifier la situation et construire le rapprochement entre les deux. C’est bien pourquoi le droit est une discipline d’interprétation, imparfaitement saisissable par la théorie économique. (…) Chaque avocat, pour soutenir la concurrence, est incité à se forger un certain style d’intervention, qui l’identifie et le différencie », peut-on lire dans l’étude française. Pour les chercheurs, cette inventivité implique une certaine ligne d’évolution du droit.

L’ouverture oriente le contenu

C’est à ce niveau que se situe l’enjeu principal des réformes souhaitées par l’OMC. Les modifications apportées dans les formes d’organisation réorientent le droit lui-même, en privilégiant notamment le conseil au détriment du contentieux, une évolution portée par de grands cabinets d’affaires, particulièrement aux États-Unis. On retrouve là un vieux débat sur “l’américanisation” du droit : un abandon progressif des cultures juridiques locales – en particulier du droit continental dont le Liban est l’héritier –  au profit d’un modèle exclusif centré sur le droit des affaires anglo-saxon. Les law firms (et certains cabinets européens en réseau) se distinguent par la taille croissante de leur effectif, une spécialisation par département et une implantation géographique dans de multiples pays. Dans son aspect positif, cette pluridisciplinarité favorise la mutualisation des informations, des connaissances, des revenus et des bénéfices. Dans son aspect négatif, elle œuvre à l’hégémonie d’un droit individualiste basé sur des décisions de tribunaux et peu sur la teneur de la loi, conformément à la tradition de la “Common Law” anglo-saxonne.
Ces cabinets mêlent deux types d’activités : le conseil d’une part et le contentieux d’autre part. Dans cette configuration, l’avocat entre dans une relation de coopération avec son client (qui recherche du conseil) et perd ainsi de son pouvoir discrétionnaire. « On voit ici qu’à partir du moment où le conseil donné vaut droit, sinon loi, car reconnu par les juges, conseil et contentieux sont des activités très complémentaires. Néanmoins, ils présupposent une forme de spécialisation dans un domaine d’activité. On peut penser que ces cabinets, qui coopèrent à l’émergence d’une nouvelle jurisprudence favorable à leurs clients (employeur, mandataire…), acquièrent progressivement une position de force qui pourrait contraindre les parties adverses (employé, mandaté…) à négocier, mais avec un résultat qui ne serait pas favorable aux seconds », affirme l’enquête de l’Université de Nanterre. Un scandale a servi d’avertisseur : le cabinet Arthur Andersen, auditeur pendant dix ans des comptes du courtier en sources d’énergie Enron. Arthur Andersen a été accusé d’entrave à la justice pour avoir détruit des documents relatifs à la faillite frauduleuse de son client en 2002. L’équipe d’Andersen, où avocats, auditeurs et consultants travaillaient en commun, s’était en effet prêtée à la manipulation et la dissimulation de données stratégiques, suite à un conflit d’intérêt entre les prestations légales d’audit des comptes et celles plus rémunératrices de conseil auprès d’Enron. L’affaire n’est pas restée unique. D’autres scandales, comme Satyam (l’un des géants indiens de l’informatique) ou Madoff, ont encore souligné les insuffisances des règles en place, malgré la loi américaine Sarbanne Oxley (2002) qui exige désormais l’indépendance des organes vérificateurs.
Ces scandales illustrent le fait que le marché libre possède au final moins de ressources de coordination que le modèle de l’ordre professionnel, pour résoudre les problèmes de prix et de qualité de la profession d’avocat. Cela ne signifie pas que les différents ordres utilisent ces ressources au maximum de leurs potentialités. Loin s’en faut. Cela signifie sans doute qu’il reste encore à trouver un nouveau mode de régulation qui tienne compte des spécificités de ce métier, de son évolution et des besoins des clients.

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