Un article du Dossier

Le code du travail enfin dépoussiéré

Le droit du travail s’est développé dans le monde pour régir les relations entre employeurs et employés, souvent sous la pression de ces derniers qui ont constamment cherché à améliorer leurs conditions de travail. Au Liban, cette pression est quasiment inexistante, comme en témoigne l’absence de mouvements syndicaux. L’économiste Toufic Gaspard l’explique par le fait que le développement du salariat est inhérent à celui du capitalisme. Or, à défaut d’avoir pris le chemin de l’industrialisation, l’économie libanaise en est encore à un stade “précapitaliste”. Une thèse qu’il a développée dans son livre “A Political Economy of Lebanon, 1948-2002 : The Limits of Laissez-Faire”, édition Brill, 2004.

Les salariés sont-ils une force sociale puissante au Liban ?
Au Liban, seule la moitié de la population active est salariée contre un taux de plus de 90 % par exemple dans un pays comme la France. La structure dominante d’emploi au Liban reste celle du travail indépendant. Cette appellation va de l’épicier au médecin en passant par l’agriculteur ou le plombier. Beaucoup de ces indépendants le sont pas défaut, car ils n’ont pas trouvé d’emploi salarié, leur situation est ainsi assimilable à du chômage déguisé. De plus, sur les 50 % de personnes comptabilisées comme des salariés, une bonne partie sont des travailleurs saisonniers ou des intérimaires, sans compter la part des salariés employés par l’État, dont une grande partie sont en réalité des chômeurs déguisés.

Quelles sont les conséquences sociales du sous-développement du salariat ?
La faiblesse des revenus. Toutes les études menées depuis les années 1950 disent la même chose : la moitié des ménages libanais vivent dans des conditions de vie “difficiles”. C’est particulièrement vrai pour les salariés dont le revenu est insuffisant, obligeant les ménages concernés à multiplier les emplois, à l’emprunt, à des aides familiales ou communautaires, ainsi qu’aux transferts des expatriés.
En réalité, ces difficultés sont réparties inégalement sur le territoire : elles s’accentuent quand on sort de Beyrouth.


Pourquoi les salaires sont-ils bas ?
Pour que les salaires soient élevés, il faut que la demande de main-d’œuvre soit plus forte et soutenue, or ce n’est pas le cas au Liban qui ne s’est pas industrialisé et où la qualification de la main-d’œuvre en général est faible. C’est une idée reçue de dire que la richesse du Liban réside dans la qualité de ses ressources humaines. De Madagascar à la Suisse, on trouvera toujours des gens qualifiés et des diplômés de grandes universités, mais cela ne signifie pas que l’ensemble de la population a un niveau moyen de qualification élevé. Le Liban souffre de la mauvaise qualité de son enseignement public qui concerne le tiers environ de tous les élèves d’école, mais aussi dans un grand nombre d’établissements privés, surtout gratuits. La situation s’est à peine améliorée depuis 1970, date à laquelle il avait été établi que 80 % de la population active n’avait pas dépassé le certificat d’études primaires. Un exemple tiré de mon expérience personnelle d’enseignant : sur 20 dissertations d’étudiants en classe de maîtrise dans une relativement bonne université privée, j’en trouve une très bonne et une ou deux pas mal, mais pour les 17 autres, j’éprouve de la difficulté à comprendre ce que veut dire l’étudiant. De toutes les façons, comment espérer retenir un jeune, détenteur d’un MBA, lorsqu’on lui propose 800 dollars par mois ? C’est impossible. Les travailleurs les plus qualifiés sécurisent donc leur avenir professionnel hors du pays.
À l’autre extrémité, la main-d’œuvre non qualifiée se retrouve en concurrence frontale avec la main-d’œuvre étrangère. Car, peu après les accords de Taëf, le gouvernement libanais, sous l’influence du patronat libanais, a choisi d’ouvrir ses frontières à la main-d’œuvre étrangère, dont la plupart est alors syrienne. La main-d’œuvre étrangère peut être “bon marché”, mais elle est très peu productive. La Banque mondiale estime ainsi qu’en 2007, en situant la productivité totale au Brésil à 100, celle de l’économie libanaise était à 36 seulement.

Pourquoi le salariat ne s’est-il pas développé au Liban ?
Le taux de salariat est le meilleur indicateur pour mesurer le développement du capitalisme dans un pays. Car le salaire est la contrepartie nécessaire du capital.
Or, contrairement à une autre idée reçue, capitalisme et libéralisme ne sont pas synonymes. Le Liban en est encore à un stade précapitaliste. Même s’il a mis en lumière les effets de polarisation sociale de ce système qui l’a amené à développer une théorie sur la lutte des classes, Karl Marx est le meilleur prophète des bienfaits du capitalisme en tant qu’organisation économique et sociale productive. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’un système dynamique dont la raison d’être consiste à s’étendre par l’accumulation et l’investissement des profits.
Ce développement passe par l’industrialisation. Car la recherche de productivité est inhérente à l’industrie : elle se traduit par une tendance continue à produire de plus en plus efficacement, et à embaucher de plus en plus de gens. Si le Liban avait fait le choix de l’industrialisation, il serait aujourd’hui peut-être aussi riche, voire davantage que Singapour dont les exportations de marchandises en 2010 étaient de 350 milliards de dollars (pour une population de cinq millions), tandis que les exportations libanaises dépassaient à peine les cinq milliards de dollars.

Pourquoi le Liban ne s’est-il pas industrialisé ?
Il y a eu un premier rendez-vous manqué au début du XXe siècle. C’est l’époque où le taux de salariat était le plus élevé au Liban : 17 à 20 % de la population active était employée dans l’industrie de la soie. Mais l’apparition des produits synthétiques qui a ruiné les procédés traditionnels de fabrication, couplée à la famine, a stoppé net ce développement. Il faut aussi ajouter l’opposition de l’Église au travail des femmes, qui devaient se vêtir légèrement dans les magnaneries en raison de la chaleur intense à l’intérieur de l’usine. Aujourd’hui encore le terme de magnanerie en dialecte libanais signifie bordel ! 
Face à la crise de la soie, la réaction des industriels a été de se tourner vers le commerce plutôt que de trouver une industrie alternative. Deux raisons à cela, le commerce est une activité plus facile. Tout processus d’industrialisation dans le monde a dû être orienté par un pouvoir central, ce qui n’a pas été le cas au Liban.
Un deuxième rendez-vous a été manqué dans les années 1940-50. Après la crise de 1929 dans le monde industriel et surtout aux États-Unis, les Libanais ont acheté aux industriels américains des équipements et machines à très bas prix, ce qui leur a permis de démarrer des activités industrielles au Liban. Ce phénomène s’est combiné à celui du retour au pays d’anciens émigrés fuyant le chômage. En plus, lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté, le marché de la région a été cloisonné, effectivement protégé contre la concurrence, permettant ainsi le boom de l’industrie locale désormais en prise avec un marché captif. Mais ce développement n’a pas fait long feu. Car dès l’avènement de l’indépendance, c’est le choix du laissez-faire, théorisé par Michel Chiha, qui a prévalu. Et l’économie a tout à coup été ouverte à tous les vents.

Les choix politiques des hommes de l’indépendance étaient pourtant très favorables au développement du secteur privé…
Aucun pays ne s’est industrialisé de façon spontanée. Pour y parvenir, il faut protéger la transition, fournir des incitations, des années de subventions directes ou indirectes aux industriels. Si le laissez-faire conduisait vraiment au développement économique fort et soutenu, cela se serait produit au Liban. Notre pays avait toutes les conditions nécessaires pour réussir selon les théoriciens de ce modèle libéral : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Liban avait le revenu par habitant le plus élevé de la région, le taux d’analphabétisme le plus bas, la meilleure infrastructure et un secteur industriel occupant la part la plus importante dans le revenu national. Se singularisant dans la région, et même dans le monde, le pays jouissait d’une entière liberté des échanges de marchandises, des mouvements de capitaux, de commerce…

Est-il possible de renverser la tendance ?
Je suggère deux pistes. La première est d’améliorer drastiquement la qualité de l’enseignement, surtout dans les écoles publiques. Il faudrait allouer à ce projet quelque 100 millions de dollars, pas davantage, mais il faudrait aussi de la persévérance dans cette réforme. La seconde est de construire une ligne de chemin de fer moderne et rapide sur le littoral, associé à un réseau de communication et de transport modernes, reliant la montagne au littoral, afin de décloisonner tous les marchés, tant sur le plan géographique que confessionnel. Les gens, les marchandises et les services circuleront plus facilement, et les liens commerciaux et de communication se renforceront. L’activité économique, les investissements en particulier, se dirigera naturellement en dehors du centre du pays vers les autres régions moins développées, mais devenues plus opportunes économiquement. Toute une nouvelle dynamique économique et sociale serait ainsi créée.
 

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