Un article du Dossier

Le business impitoyable de la fête

Les organisateurs et créateurs d’événements privés foisonnent au Liban. Mais peu sont suffisamment professionnels pour survivre aux exigences du marché.

Lorsqu’on parle de la fête au Liban, on pense (souvent) aux mariages. Réputés à l’étranger pour leur extravagance, leur mise en scène, leur élégance et leur côté festif, les mariages libanais constituent un passage obligé de la fête libanaise. Mais ils ne sont que la partie émergée d’un plus grand marché : celui de la fête privée, qu’elle soit destinée aux particuliers ou aux entreprises.

Le nombre de sociétés qui proposent d’organiser des soirées privées, notamment des mariages, a explosé ces dernières années. Alain Hadifé, à la tête de la société d’événementiel Caractère, en a recensé 226. « Même le fleuriste du coin se propose de vous organiser votre mariage ! » s’insurge-t-il. Pourtant, « le métier est très dur, explique Lynn Sawaya, fondatrice de Matisse. Une seule erreur peut détruire une réputation construite depuis des années ». Asma Andraos, à la tête de Stree, renchérit : « Les gens se souviennent toujours de votre dernière erreur, pas de votre dernier succès. » Et les marges de rentabilité sont limitées, « moins de 5 % », selon Hadifé.

Création versus organisation

Le travail événementiel a beaucoup évolué ces dernières années : « Lorsque nous avons commencé il y a dix ans, les gens pensaient que nous mettions des ballons, s’amuse Asma Andraos. Aujourd’hui, nous arrivons à réinventer totalement un lieu, à créer une expérience unique. » Création : le mot est lâché. C’est elle qui permet à des agences professionnelles de se différencier du marché et de rester en lice. « Nous sommes des créateurs d’événements, et pas des organisateurs », insiste Hadifé, dont l’agence est derrière la soirée Eyes Wide Shut du B018 qui a beaucoup fait parler d’elle au début de l’année : lits à baldaquin, danses de couple, décoration extravagante…
Chaque événement est pensé et conçu différemment, autour d’un thème qui dicte tout, de la décoration à la musique en passant par la nourriture.

Une logistique à toute épreuve

Toute personne qui se marie, ou, à une moindre échelle, organise une soirée, le sait bien : le nombre de détails à régler est impressionnant et le nombre de fournisseurs avec qui traiter est astronomique. « C’est un domaine qui fait travailler une part non négligeable de la population, confirme Hadifé, entre traiteurs, décorateurs, artisans, menuisiers, fleuristes, cuisiniers, serveurs, photographes, chauffeurs, vendeurs de tissu, ingénieurs du son, techniciens, DJ, etc. » Chaque agence a son propre réseau de sous-traitants, mais les mêmes noms se retrouvent chez les trois entreprises interrogées par Le Commerce du Levant. Pour la nourriture, Cat & Mouth, Nicolas Audi, Sofil Catering et Faqra Catering font l’unanimité ; VIP et VPS sont les sociétés de valets parking en qui les agences ont confiance ; Exotica semble être une valeur sûre en ce qui concerne les fleurs ; etc.

Les soirées corporate, une source de revenus régulière

« La difficulté avec les mariages et les fêtes privées, c’est qu’elles durent le temps d’une soirée, elles n’assurent pas de revenus réguliers », explique Lynn Sawaya. C’est pourquoi l’organisation de soirées corporate prend de l’ampleur, malgré un marché local limité : peu de groupes libanais sont suffisamment grands pour investir dans des soirées de ce genre ; et la plupart des grands groupes internationaux sont situés à Dubaï ou dans le Golfe. « Mais lorsque la situation du pays est bonne, beaucoup de ces entreprises basées à l’étranger organisent leurs événements au Liban », tempère Asma Andraos. C’est pour cette raison que l’année 2011 s’annonce plus compliquée : « Entre l’instabilité politique qui a régné au début de l’année et l’affaire de la prise d’otages des Estoniens, la demande pour les événements corporate a beaucoup baissé », affirme Alain Hadifé. « Même le budget moyen des mariages est revu à la baisse », regrette Sawaya.

Caractère : le leader

Alain Hadifé est un touche-à-tout. Avocat de formation, il se lance très tôt dans la création d’événements, à l’occasion du mariage de son frère, jusqu’à aujourd’hui s’aventurer dans le design de meubles. En 2000, il enregistre officiellement la société Caractère, avec sa partenaire en charge des opérations Danièle Mallat. Caractère se forge peu à peu une réputation d’excellence dans le marché. « Les gens sentent notre empreinte dès qu’ils arrivent à un événement, affirme Hadifé. Nous avons un style reconnaissable, plutôt zen. Nous refusons de travailler avec des clients dont les goûts sont trop éloignés des nôtres, ni eux ni nous ne serions satisfaits. » Caractère est aujourd’hui la plus grande agence du marché : elle a trois étages de bureaux, des dépôts, elle emploie 42 personnes, dont 18 dans ses bureaux. Son champ d’action s’étend du Liban au Qatar en passant par la Syrie, la Jordanie, Dubaï et l’Égypte. C’est elle qui organise les événements d’Aïshti, de Porsche, du Crédit suisse et du Crédit agricole. Elle est également derrière une trentaine de mariages (dont celui de Haïfa Wehbé) et autres événements privés par an. Ces derniers représentent en général plus de 60 % de son chiffre d’affaires annuel. L’international a une part variable, en fonction des événements au Liban.

Stree : la fête corporate

Stree (contraction de Stress Free, ou sans stress) a vu le jour en 1999 lorsque Asma Andraos, qui s’ennuyait dans son travail de copywriter, et son partenaire Michaël Nakfoor, qui s’ennuyait dans son travail de marketing, aident des amis à organiser une soirée, pour l’implantation d’une banque canadienne au Liban. « À l’époque, ça nous avait épuisés, raconte Asma, amusée. Aujourd’hui, on ferait ça en deux heures ! » La compagnie a été officiellement enregistrée en 2002, et a depuis fonctionné majoritairement par bouche-à-oreille et démarchage auprès des clients. En une dizaine d’années, l’entreprise est passée de deux à dix personnes. Le chiffre d’affaires, non dévoilé, est composé à 65 % d’événements corporate (comme par exemple le lancement de Louis Vuitton dans les Souks de Beyrouth) et à 35 % d’événements privés, en grande majorité des mariages. « 2010 a été une excellente année, nous avons eu plusieurs gros événements à plus d’un million de dollars chacun », raconte Asma. L’agence a organisé une trentaine d’événements, dont une dizaine privés. Stree profite du ralentissement de 2011 pour se restructurer – « nous avons embauché un nouveau directeur des opérations », raconte Asma Andraos – et pour démarcher l’Arabie saoudite. Stree est déjà présente au Qatar, en Jordanie et en Égypte. En 2010, l’international a représenté 20 % du chiffre d’affaires de la compagnie. « En 2006, c’est ce qui nous a sauvés, explique Andraos. Nous y avons fait 70 % de notre chiffre d’affaires. »

Matisse : la boutique-agence

Lynn Sawaya et Joheina Ahdab ont créé Matisse, agence d’événementiels, en septembre 2006. Pourquoi Matisse ? En référence au peintre français, précurseur du fauvisme. « Notre concept était : les fauves de l’événementiel », explique Lynn Sawaya, qui avait par le passé travaillé au BIEL à l’organisation d’événements. « Je connaissais tout le marché, toutes les agences, les points forts et les points faibles de chacune ; nous avons pu nous lancer en offrant ce qui manquait. » La force de Matisse ? Son concept de boutique-agence : « Nous acceptons au maximum 20 événements à l’année, et nous passons du temps sur chacun d’eux », explique la fondatrice. Au démarrage, le gros du chiffre d’affaires (70 %) provenait des mariages ; maintenant, il est équitablement réparti entre événements privés et événements corporate. « Pour les mariages la tendance est de plus en plus à leur organisation en dehors du Liban ; c’est lourd à gérer, nous en prenons donc automatiquement moins. Par exemple cet été nous organisons un mariage à Saint-Pétersbourg », raconte Sawaya. Matisse emploie aujourd’hui sept personnes à temps plein et trois à temps partiel.

dans ce Dossier