Le business impitoyable de la fête
L’été 2011 sera chaud. Le monde de la nuit est le théâtre actuel d’une guerre souterraine qui oppose les grands acteurs du marché sur le secteur des boîtes de nuit à ciel ouvert. SkyBar, White, Pier 7 et dans une moindre mesure Beiruf : toute l’industrie a les yeux rivés sur eux, et s’organise en conséquence, alors que l’appétit des investisseurs internationaux pour la nuit beyrouthine commence à se réveiller.
Le succès du SkyBar, jamais démenti depuis son ouverture sur le toit du Palm Beach en 2003, a suscité bien des vocations. Outre le White, qui a ouvert sur le toit du Nahar en 2006 (quelques semaines avant le déménagement du SkyBar au BIEL), le Beiruf, des frères Achkar (propriétaires du Cassino), fait partie de la scène libanaise depuis 2009. Cette année, le White déménage et s’agrandit, et un nouveau venu arrive sur la scène : le Pier 7, du groupe Crystal.
Ces deux derniers font le pari d’attirer la clientèle en dehors de Beyrouth. Ils sont tous les deux situés sur la route maritime, derrière le CityMall, et… à 350 mètres l’un de l’autre. Outre les loyers moins chers, « nous n’avons pas de problème de parking, d’accès, ou de résidents gênés par la musique », résume Tony Habre, PDG du White. « Beaucoup de grands clubs du monde sont situés dans les zones industrielles, à l’image du Meat Packing District à New York.»
L’espace est un autre avantage, comme l’explique Jad Matta, directeur général du groupe Crystal : « Le terrain initial étant vide, nous avons pu construire de zéro une boîte de nuit, un restaurant, un bar, une plate-forme d’événementiel et 1 700 mètres carrés de sous-sol. »
Au total, la capacité d’accueil de ces quatre boîtes de nuit en plein air avoisinera les 7 000 personnes, réparties entre 2 500 pour le SkyBar, 1 300 pour le nouveau White, 2 000 pour le Pier 7 et 1 500 pour Beiruf. Si l’on ajoute le nombre des boîtes de nuit fermées, telles le Music Hall (500 personnes) et le Palais (800 personnes), qui ne désemplissent pas complètement, on dépasse les 10 000 personnes.
Beyrouth peut-elle supporter une telle capacité ?
La réponse définitive sera pour la fin de l’été, lorsqu’il sera l’heure de tirer un premier bilan, et à condition que le White et le Pier 7 ouvrent à temps (leur inauguration est prévue en début d’été). Si l’été est bon, que les expatriés et les touristes, qui constituent la cible de choix de ces endroits, sont là, tout le monde devrait y trouver son compte, malgré le fait que ramadan, qui tombe en août cette année, risque de pénaliser un peu l’activité. Comme le dit Tony Habre, « l’année dernière, le SkyBar, le White et le Beiruf refusaient du monde tous les soirs ; et les listes d’attente pour les tables étaient interminables ; peut-être que cette année la congestion sera un peu moins grande ». Un avis que partage Joe Fournier, un des propriétaires du Whisky Mist, la boîte de nuit londonienne qui a ouvert ses portes en avril dans les sous-sols du Phoenicia. « Quatre boîtes de nuit à ciel ouvert pour une ville comme Beyrouth, ce n’est rien, il y a de la marge pour beaucoup plus. » Mazen el Zein, PDG du groupe Crystal, a un autre son de cloche : « Le marché est déconnecté de la réalité, la bulle va exploser, car n’oublions pas que nous sommes dans un pays instable. »
Une clientèle limitée pour une offre très peu différenciée
Bien que chaque établissement ait ses fidèles et ses ardents défenseurs, tout comme ses féroces détracteurs, ils ont tous une base commune de clients. Les mêmes personnes choisiront de commencer la soirée au White, de la continuer au Pier 7 voisin et de la finir au SkyBar, ou l’inverse. Tous ces lieux proposent des dîners, des animations de DJ, des jeux de lumière, des shows de danseuses et acrobates, etc. Ils tentent de se différencier par les détails : le futur Pier 7 a investi dans la décoration et les animations (voir encadré page 79) et mise sur une offre VIP, avec sept suites privées et un accès possible par bateau. Le White a profité de son déménagement pour investir 600 000 dollars dans un système d’éclairage avancé et prévoit des DJ internationaux, des artistes et des chanteurs pour animer son été. Le Beiruf a une clientèle légèrement différente et continue sur sa lancée d’animations par des DJ. À la tête du SkyBar, dont l’hégémonie est menacée, Chafic el-Khazen reste prudent : « J’attends de voir ce que la concurrence va faire, personnellement je mise sur la qualité que nous offrons pour nous différencier. » Face à cette compétition accrue, le SkyBar a cependant renouvelé sa carte, désormais gérée par le chef italien Giovanni Casa (Da Giovanni et Margherita) et a dépensé un million de dollars pour redécorer l’endroit, en investissant entre autres dans des écrans LCD géants. Il continue également de mettre en avant son côté engagé, avec l’hébergement et l’organisation de soirées caritatives les lundis soir.
Des boîtes de nuit indoor de plus en plus segmentées
Du côté des clubs fermés, le son de cloche est légèrement différent : l’été est difficile pour eux, tant l’attrait des endroits en plein air est important et la clientèle limitée ; le reste de l’année n’est pas simple non plus, car il dépend majoritairement du va-et-vient des expatriés, la clientèle locale étant trop restreinte et ayant un pouvoir d’achat moindre. Si la période de Noël et du Nouvel An est la saison fructueuse par excellence pendant laquelle les boîtes de nuit affichent complet tous les soirs, d’autres mini-pics d’activité sont enregistrés lors des fêtes scolaires et religieuses de quelque importance : Pâques, Adha, vacances d’hiver, etc. Et au sein même de la saison basse, la fréquentation des établissements de la nuit varie d’un jour à l’autre de la semaine, les expatriés du Golfe faisant gonfler les jeudis et vendredis soir (date des week-ends arabes).
« L’été est facile, c’est l’hiver qui est dur ; c’est pourquoi il est difficile d’investir aujourd’hui dans des endroits indoor », résume Mazen el Zein. Bien que plus nombreuses que les outdoors, les principales boîtes de nuit fermées se comptent sur les doigts des deux mains : Element, Palais, Cassino, B018, Maison Blanche, Chocolate, Buddha Bar et dans un registre différent, le Mandaloun et le Music Hall. Capacité d’accueil totale de ces boîtes de nuit ? Plus de 5 000 personnes.
Pour pouvoir résister à la concurrence des boîtes de nuit à ciel ouvert en été et attirer une clientèle variée en hiver, ces établissements ont de plus en plus tendance à se segmenter et viser des publics différents avec des types de musique et d’ambiance spécifiques : Element vise un public de jeunes avec de la musique électro commerciale, Palais cible les VVIP un peu show-off, Cassino est le seul à proposer de la musique pop arabe à sa clientèle fidèle, B018 est considéré comme un endroit d’after party et passe de la musique électronique, la Maison Blanche se spécialise dans le R&B et le hip-hop, le Buddha Bar est surtout connu des touristes, et le Music Hall et le Mandaloun proposent des spectacles type cabaret, en alternant divers groupes sur scène et de la musique de DJ.
L’entrée en scène des investisseurs internationaux
La vitalité de la scène libanaise n’a pas échappé aux acteurs internationaux, qui ont commencé à regarder Beyrouth, et ce malgré l’instabilité récurrente du pays et malgré la concurrence déjà féroce sur le secteur : le Buddha Bar a servi de précurseur en s’installant dans le centre-ville dès 2004 ; le Momo de Londres, bien qu’il ne soit pas à proprement parler une boîte de nuit, fait danser la jeunesse dorée de la capitale tous les soirs depuis son ouverture en février 2011 dans les Souks de Beyrouth ; et le Whisky Mist, boîte des VIP à Londres, s’est installé dans les sous-sols du Phoenicia depuis avril 2011, amenant avec lui danseuses internationales et armée de serveurs en livrée. En outre, selon Mazen el Zein, le bar-restaurant-club Zuma (de Londres et Dubaï) ouvrira bientôt ses portes ; et « nous avons également obtenu la franchise pour amener Caramel, un restaurant-bar de Las Vegas, au Liban », affirme-t-il. Pour Joe Fournier, propriétaire du Whisky Mist, « Beyrouth a le potentiel de devenir une ville comme Ibiza, ou Saint-Tropez, réputée pour ses plages et sa fête ; il ne manque que la capacité d’accueil ». C’est-à-dire les investisseurs. « Plus il y aura de bons clubs, poursuit Fournier, plus la réputation du Liban à l’international grandira, plus les touristes viendront et plus le secteur générera d’emplois ; il y a un réel marché à créer et il y a de la place pour tout le monde si les gens ne sont pas trop avides. »
The One, la nouvelle boîte de Chafic el-Khazen Chafic el-Khazen, à la tête du travaille Sky Management, travaille actuellement sur une nouvelle boîte de nuit d’hiver, appelée The One, située au Beirut New Waterfront. « Nous avons initié un partenariat avec Solidere, à hauteur de 20 %, en échange d’un loyer variable selon le chiffre d’affaires sur neuf ans », explique le PDG. Il s’agira d’une boîte de nuit, où le propriétaire a concentré « tout son savoir-faire », selon ses termes, et toute sa passion. « Les gens se fatiguent vite de la décoration statique d’un endroit, explique-t-il, et la durée de vie d’une boîte de nuit est limitée ; c’est pourquoi, je fais actuellement développer en Asie une nouvelle technologie de projection en trois dimensions et sur 360 degrés, qui permettra aux clients d’être à Manhattan un soir, à Paris un autre soir, sur Mars la semaine d’après, etc. » Coût de cette nouvelle technologie : 500 000 dollars au départ et 300 000 dollars annuels pour la création de contenu. D’une hauteur sous plafond de 18 mètres, The One, qui aura la forme d’un œuf, pourra accueillir 1 200 personnes. Quatre lounges surélevés sont prévus, pouvant chacun héberger une cinquantaine de personnes. Les murs externes seront décorés par des spécialistes internationaux des graffitis, sur le thème de la renaissance de Beyrouth. L’investissement total avoisine les six millions de dollars, rentabilisés en théorie en deux ans et demi. L’objectif affiché est que l’endroit soit franchisable, car « personne n’a jamais mis autant de temps à développer un tel concept, cela fait trois ans que j’y travaille », affirme el-Khazen. Ouverture prévue ? À l’automne 2012. |
Les précurseurs Trois boîtes de nuit ont forgé la nuit libanaise telle qu’on la connaît aujourd’hui : le B018, le SkyBar et le Crystal. En 1998, le B018 (ouvert en 1984) déménage à la Quarantaine. Son architecture en forme de tombeau signée Bernard Khoury, dans un emplacement qui a vécu un massacre au début de la guerre, lui vaut une renommée internationale. Jusqu’à aujourd’hui, le B0 (comme l’appellent les gens de la nuit) reste un passage obligé des touristes et l’endroit de prédilection de nombreuses personnes pour les “after”, soit pour les soirées après la soirée. En 2003, le SkyBar, à l’époque situé sur le toit du Palm Beach, inaugure la mode des rooftops, jamais démentie depuis ; et le Crystal ouvre rue Monnot (à la place de l’actuel Palais) et devient rapidement la boîte de nuit “indoor” dont les excès font régulièrement jaser en ville : champagne qui coule à flots, dépenses astronomiques, mise en scène du show-off... |