Un article du Dossier

Le business impitoyable de la fête

Loin des circuits commerciaux et classiques de la fête beyrouthine, éclot une tout autre scène, moins visible, plus pointue, plus jeune, mais... tout aussi rentable : la fête underground.

Greg Demarque

Il est difficile de donner un sens exact au mot “underground”. Selon Wikipédia, la musique underground est une musique qui n’a pas rencontré de succès commercial, mais qui est écoutée dans certains milieux, certains lieux. Une chose est sûre : ce que vous écoutez à une soirée Porno Chic du Behind the Green Door, précurseur en la matière à Beyrouth, est radicalement différent de ce que vous pouvez entendre au White ou au Palais.
Ciblant toute la jeunesse (et les moins jeunes !) à la recherche d’un autre genre de musique et d’ambiance que ce que les établissements traditionnels de la fête offrent, les soirées underground sont souvent remplies de créatifs travaillant dans la publicité ou le marketing, d’artistes, d’étudiants... et d’Européens à la recherche d’expériences similaires à celles qu’ils ont vécues dans leur pays, où la scène underground est plus développée qu’au Liban.
Souvent localisée dans des endroits décalés (galeries d’art, hangars désaffectés, vieilles maisons libanaises) ou encore dans les bars de Hamra ou Makdessi, la fête underground est généralement (mais pas toujours) créative et à thème : métro new-yorkais et parisien pour l’organisation We Run Beirut, soirées bonbons pour l’incontournable Cotton Candy, sur le marché depuis 2005, etc. « Une partie importante de la réussite d’une soirée dépend de l’état d’esprit des gens : ils vont imaginer le lieu à l’avance, rêver la décoration, supposer la musique... Les thèmes et les endroits décalés permettent de construire une dynamique avant l’événement lui-même », explique Leila Sarkis, surnommée Djette, et organisatrice de soirées Cotton Candy avec ses deux partenaires Karma Andraos et Jimmy Francis. Une grande attention est également accordée au sentiment d’exclusivité : listes d’invitation fermées sur Facebook, bouche-à-oreille confidentiel… « L’idée est d’être entre amis », témoigne Djette.

Des sponsors incontournables

Les tarifs de ces soirées sont en général raisonnables, autour de 10 000 livres le verre, car s’adressant à un public plus jeune ; la formule “open bar” est souvent privilégiée, pour « que les gens viennent faire la fête et ne se soucient plus de rien », explique Leila Sarkis. Même approche chez Pasteur, autre organisateur d’événements, qui privilégie le côté open bar pour créer une ambiance plus chaleureuse, bien que le groupe cible une clientèle plus aisée avec des tarifs qui avoisinent les 40 dollars et une offre d’alcools et de bouchées plus haut-de-gamme.
Toutes ces formules ne pourraient pas exister sans le soutien des sponsors essentiels que sont les compagnies d’alcool et dans une moindre mesure celles de cigarettes. Les contrats dépendent des soirées et des sociétés, mais la formule la plus courante reste le sponsoring : Diageo, Massoud et Nexty payent pour avoir leurs marques affichées sur les murs. Les soirées sur le thème du métro de We Run Beirut sont par exemple sponsorisées par Diageo et par la bière 961. « Cette année, nous avons signé avec nos sponsors pour organiser six soirées », témoigne Djette.
Cet intérêt des sponsors pour cibler une clientèle jeune et souvent prescriptrice de tendance, ainsi qu’une réelle demande du marché libanais en manque de diversité, fait que les soirées underground sont rentables. « En six ans d’activité, la seule soirée où nous avons perdu de l’argent a coïncidé avec le début des événements de Nahr el-Bared, en mai 2007 », témoigne Djette. Si cette dernière insiste sur le côté ludique de Cotton Candy – « le jour où cela deviendra un business pour nous, nous arrêterons », affirme-t-elle –, Tres de We Run Beirut affiche en revanche ouvertement son intérêt pour le côté lucratif de la fête : « Au début, je n’avais prévu de rester au Liban qu’un an, raconte-t-il, mais la scène underground libanaise n’est pas encore saturée, et l’activité s’est révélée plus rentable que ce à quoi je m’attendais. »

Pasteur, un projet entre amis qui se transforme en véritable business

À la base, ils sont quatre amis de l’ALBA (Académie libanaise des beaux-arts) : Abdallah Barakat, Élias Maroun, Chehadé Foz et Karl Chimos (aujourd’hui en Espagne). L’été 2010, ils décident de louer une vieille maison libanaise (la Maison Rose) près de l’ABC Achrafié et d’y organiser des soirées à thème : « C’était juste pour nous amuser, se souvient Abdallah Barakat. Nous invitions nos amis, qui étaient incités à contribuer financièrement à la soirée à hauteur de ce qu’ils voulaient, pour couvrir nos frais. » À la fin de l’été, encouragés par leur succès, les quatre étudiants, rebaptisés le groupe Pasteur, décident de se lancer plus sérieusement dans l’organisation de soirées. Ils trouvent le local, ancienne étable reconvertie en maison située dans une impasse perpendiculaire à la rue Pasteur à Gemmayzé, rameutent des partenaires (ils sont neuf aujourd’hui, dont trois du quatuor d’origine) et ouvrent début avril le nouvel établissement, auquel ils ne donnent pas de nom. « Avec la location du local sur cinq ans, nous avons investi 380 000 dollars », précise le jeune gérant. « Tous les meubles viennent des brocantes, de vieilles maisons détruites, etc. » L’investissement devrait être rentabilisé en moins d’un an. L’idée reste la même : faire la fête entre amis. Les événements sont annoncés sur Facebook uniquement, les gens s’enregistrent et inscrivent leurs amis sur le site, la liste est à l’entrée, les bouteilles sont mises d’office sur les tables pour que chacun se serve, à la bonne franquette… du moins, c’est le plan des vendredis et samedis soir. Parce que le reste de la semaine, le local est à la disposition d’événements privés. « Nous louons le local vide à 1 500 dollars par soirée ; si nous organisons le reste (chaises, tables, buffet, animation…), ça peut monter à 4 500 dollars la soirée », explique Barakat. Enterrements de vie de jeune fille/de garçon, dîners, concerts privés… tout est possible. L’endroit, surnommé par la bande “Impasse”, peut contenir jusqu’à 60 personnes assises et environ 160 debout.

Le pari international de We Run Beirut

Tres, de son vrai nom Ernesto Colacion, est américain, de Los Angeles, tout comme Tim (André Winters) qui est de New York. Ils ont découvert le Liban en 2009, à la suite d’un échange universitaire, et ont décidé d’y revenir lancer un business autour de la fête underground. Les deux compères avaient déjà une expérience de DJ au préalable. Ils ont commencé à organiser des soirées, sous le nom We Run Beirut, en octobre 2010. « La première était dans une vieille maison libanaise au-dessus de Choueifat qu’un ami nous a prêté. Nous nous attendions à recevoir 100 personnes, nous en avons accueilli plus de 500 », raconte Tres. Depuis, les deux Américains multiplient les soirées et les concepts, et passent à la vitesse supérieure avec un sponsoring de Diageo et de la bière 961 pour leurs soirées autour du thème du métro. Tres travaille aujourd’hui à un concept différent, en partenariat avec un collectif libanais de DJ de la scène alternative indie electro, intitulé U Say We Say : « Qu’importe l’endroit où la soirée a lieu, explique Tres. L’important est que le client se rend à une soirée U Say We Say. » Beyrouth sert de base à ce projet, qui à terme peut être développé à l’international : « Nous amènerons au Liban des DJ européens et américains, nous enverrons les DJ libanais à l’étranger. » Tres a déjà acheté les droits pour We Run Amsterdam et We Run Rome, et une soirée We Run Paris a déjà eu lieu en avril dernier.

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