Le business impitoyable de la fête
Le Liban est connu pour sa culture de la fête. Une culture qui a donné lieu au développement d’un véritable secteur économique. Le nombre de bars, boîtes de nuit et autres clubs a explosé. Au point d’obliger les businessmen de la fête à rivaliser d’investissement, de créativité et de qualité, pour se différencier vis-à-vis de la concurrence. Une compétition qui ne fait qu’alimenter le boom de ce secteur, pour le plus grand plaisir des consommateurs.
Mentionnez que vous êtes libanais dans un dîner à l’étranger, et il y a de fortes chances pour que le regard de votre interlocuteur s’éclaire et qu’il vous avoue qu’il a toujours rêvé de se rendre au Liban, ou qu’il y est déjà allé avant la guerre/l’année dernière. Et de vous citer pêle-mêle Baalbeck, Byblos, la plage de Tyr, les Cèdres du Liban, les mezzés, la neige, et… les bars de Gemmayzé, le B018, le SkyBar et le White.
Car l’attrait du Liban, c’est aussi sa vie nocturne. « Nous sommes réputés pour cela », affirme Asma Andraos, de l’agence d’événementiel Stree. Tony Habr, propriétaire de la boîte de nuit White, renchérit : « Nous sommes le seul pays au monde à faire la fête sept soirs par semaine, y compris les dimanches et les lundis. » Et Raymond Béchara, à l’origine de nombreux projets de bars et boîtes de nuit, de confirmer : « J’ai fait la fête dans tous les pays du monde, je n’ai jamais retrouvé la même atmosphère qu’au Liban. » Même le ministère du Tourisme a compris l’importance de la fête comme argument promotionnel à destination des étrangers. Et en 2009, lorsque le New York Times a élu Beyrouth première destination touristique mondiale et que le Lonely Planet l’a nommée parmi les dix villes les plus vivantes au monde, les deux publications ont insisté sur la qualité des nuits beyrouthines.
Une culture de la fête développée et spécifique
Les soirées au Casino du Liban, les folles nuits aux Caves du Roy, les nuits de débauche au Paon Rouge (au Phoenicia) font partie de la légende libanaise d’avant-guerre. Pendant les années sombres des bombardements, Kaslik a pris la relève et les boîtes de nuit et les bars tels le Havana Café, l’Amor y Libertad et l’Olivia Valere ne désemplissaient pas. À la fin de la guerre, la capitale s’est reconstruite peu à peu et la jeunesse en mal de défoulement s’est lâchée au Lila Brauwn, au Pacifico et au B018. « À l’époque, les gens faisaient leur propre show, ils dansaient sur le bar, sur les chaises, sur les tables, raconte Jihad Achkar, propriétaire du Beiruf et du Cassino. Et ils dépensaient beaucoup. »
Le Liban a peu de boîtes de nuit au sens européen du terme, où l’on peut voir 5 000 personnes danser sur le même rythme, sans table, ni chaise ni bar entre eux. « Les Libanais sortent avant tout pour voir et être vus, pas nécessairement pour danser. Mais ça ne les empêche pas de danser partout », exlique Chafic el-Khazen, à la tête du SkyBar.
En effet, les Libanais font la fête où ils le peuvent, dès qu’ils le peuvent : en boîte bien sûr, mais aussi dans les bars de Gemmayzé, les clubs de Monnot, les plages de Jiyé et Jbeil – qui ont très tôt introduit le concept de “beach parties” –, sur les toits de la capitale qui sont pourtant censés être des lounges (type Capitole et le nouveau Iris, ancien White), sur leurs terrasses pour leurs anniversaires, en bord de mer pour leurs mariages, etc.
Une cible limitée et exigeante
La clientèle en mesure de se payer ces folles soirées est relativement limitée étant donné la faiblesse du pouvoir d’achat des Libanais résidents. L’importance de la diaspora compense grandement l’étroitesse du marché local. Selon Tony Habr, les expatriés représentent jusqu’à 70 % de la clientèle du White. Ils sont très attachés au pays et, à moins d’une guerre, y reviennent régulièrement passer leurs vacances et y célébrer les moments importants de leur vie : mariages, baptêmes, anniversaires, etc. Plus fortunés que leurs compatriotes restés au pays, plus dépensiers aussi « car ils sont en vacances », résume Raymond Béchara, ils constituent la cible de choix de la plupart des businessmen de la nuit.
Mais ils sont exigeants : « Ils reviennent chaque année et ils sont blasés, ils ont besoin de voir autre chose », affirme Jihad Achkar. D’autant plus que la tendance mondiale est au divertissement, à l’“entertainement” du client. Les grands acteurs du marché n’ont donc pas hésité à investir des fortunes pour assurer un spectacle de haute qualité à leurs consommateurs : système de jeux de lumière (600 000 dollars rien que pour le White), design de scènes amovibles (Pier 7), réservation de DJ internationaux (tous), organisation de shows privés et de soirées à thème (par les agences d’événementiel), acrobates et danseurs pour les mariages ou les soirées, etc.
Une concurrence accrue
Rien qu’à Beyrouth, on compte plus de 170 bars et boîtes de nuit selon une étude réalisée par la société de conseil en hôtellerie et restauration Hodema de Nagi Morkos. Et Alain Hadifé, à la tête de l’agence d’événementiel Caractère, a recensé dans une étude plus de 200 entités qui organisent des événements. « La concurrence est féroce, explique Tres, de We Run Beirut (qui organise des soirées underground), seuls les meilleurs s’en sortent. »
« Sans compter que c’est un métier très dur dans lequel il est compliqué mais essentiel de maintenir sa réputation, renchérit Chafic el-Khazen. Une erreur peut être fatale. »
Les meilleurs ont développé une expertise et une logistique à toute épreuve : armée de serveurs qui font attention aux moindres désirs des clients, pléthore de gardes (bodybuildés) en charge de la sécurité, fourmilière de valets parking (rien qu’au SkyBar il y en a 100 par soirée), contrats avec les fournisseurs de tables et de chaises pour les mariages, relations et contacts avec les meilleurs DJ, etc.
Ceux qui ne peuvent pas suivre la cadence en font rapidement les frais : on ne compte plus le nombre de bars et boîtes de nuit qui ont ouvert et fermé en quelques mois, les agences d’événementiel qui ont mis la clé sous la porte, etc. Car si la nuit a un côté glamour et semble facilement rentable, il n’en demeure pas moins que c’est un business avant tout. Et au Liban, c’est l’un des plus compétitifs qui soit.
Roger Saad : l’homme de toutes les fêtes Roger Saad, à la tête de la radio Mix FM, est depuis 1998 de toutes les fêtes et de tous les concerts. Les soirées années 80 du B018 ? C’est lui. Les soirées R&B de la Maison Blanche ? Idem. Les “pool parties” de Eddé Sands ? C’est encore lui. David Guetta au centre-ville ? C’est lui aussi, avec Sky Management. « Cette année, nous avons organisé deux très grands événements, Arman Only (DJ hollandais) en février et Shakira en juin », explique-t-il. Plus de 20 000 personnes étaient présentes à chaque fois. Un des rares promoteurs à avoir survécu aux difficultés du marché libanais depuis plus de 10 ans, Roger Saad peut compter sur la force de frappe de sa radio, Mix FM, qui revendique le leadership en termes d’audience, pour promouvoir les événements qu’il organise. Et les 12 personnes qu’il emploie sont rodées à l’exercice. « Nous avons récemment introduit la marque Mix Productions pour que les gens différencient notre activité de promoteur de celle de la radio », précise-t-il. |