Le business impitoyable de la fête
Une poignée d’acteurs se livrent à une lutte sans merci pour assurer leur suprématie sur le marché des boîtes de nuit libanaises. Portraits des principaux d’entre eux.
Sky Management : Chafic el-Khazen
Chafic el-Khazen a la réputation d’être passionné, pointilleux, perfectionniste et exigeant. Il a aussi celle d’avoir modifié la nuit libanaise.
En 2003, avec vingt autres actionnaires, il lance le SkyBar sur le toit du Palm Beach, propriété de la famille de son cousin Raymond Béchara. Succès immédiat : l’investissement est rentabilisé en moins de trois mois. En 2006, SkyBar s’agrandit et déménage sur le toit du BIEL, juste avant la guerre de juillet 2006, qui tue la saison. Il rempile l’année d’après et depuis, le SkyBar a beaucoup contribué à forger la réputation internationale du Liban comme pays de fête. Pouvant accueillir plus de 2 500 personnes, et en employant plus de 200 (sans compter les 100 valets parking !), l’endroit s’est fait connaître pour ses soirées extravagantes, ses feux d’artifice quotidiens, et ses spectacles d’ouverture et de fermeture (la soirée de clôture de la saison 2010 a coûté 400 000 dollars).
Le SkyBar est régulièrement rénové : en 2010, l’infrastructure a été revue (pour 500 000 dollars) et, en 2011, plus de 600 000 dollars ont été investis dans un nouveau système d’éclairage et de jeux de lumière, ainsi que dans des écrans LCD géants ; un nouveau chef est aux commandes (Giovanni Casa, de Da Giovanni et Margherita).
À partir de 2008, Sky Management, la société qui gère SkyBar dont Chafic el-Khazen est actionnaire majoritaire, s’est également développée à l’international, en Égypte « pays considéré le plus sûr à l’époque », ironise le PDG. Elle y opère une plage et une boîte de nuit, dont le sort reste incertain au lendemain du renversement de Hosni Moubarak. Sky Management s’est aussi spécialisée dans la production d’événements : le groupe est, avec Mix FM, derrière la venue au Liban de Bob Sinclar, des Pussycat Dolls, de David Guetta ; il organise aussi à Abou Dhabi les soirées du Grand Prix de la formule 1. « L’opération SkyBar devenait facile, explique Chafic el-Khazen. Nous avons eu l’opportunité d’amener David Guetta en 2008 et nous avons accepté ; tout s’est enchaîné depuis. » Huit événements ont ainsi été organisés en trois ans. Mais le PDG affirme réduire leur nombre cette année : « L’investissement est très lourd, le risque est très grand et la marge est inférieure à 10 %. » Sky Management travaille sur trois projets actuellement : la boîte de nuit The One au centre-ville, le restaurant Liza rue Trabaud (connu de tous les Libanais à Paris) et le bar House of Blues, situé dans la même maison que Liza, qui offrira à une clientèle très aisée des concerts live de jazz et blues dans un cadre « où Los Angeles rencontre Paris et Londres », selon les termes de son propriétaire.
Add Mind : Tony Habre
Tony Habre est à la tête d’Add Mind, une société créée fin 2003 avec Karim Jaber pour imaginer et gérer des concepts F&B. « Notre premier projet s’appelait House of Salad », raconte Habre. Le 16 juin 2006, Add Mind, avec des partenaires silencieux, lance le White (bar club) et le Eight (restaurant) sur le haut de l’immeuble du Nahar. La guerre le stoppe en plein élan, mais il rouvre vite – à la mi-septembre – et rencontre un succès jamais démenti depuis. L’investissement dans les deux endroits a été de « 1,6 million de dollars, rentabilisés en deux ans et demi, selon Habre. Au White, nous accueillions jusqu’à 1 500 personnes par soir, à raison d’une capacité maximale de 700 personnes en même temps. » En 2011, Add Mind décide de transformer le White en “lounge”, renommé Iris, « en raison du développement du centre-ville en zone plus résidentielle », et de déplacer le club sur l’autoroute maritime derrière le CityMall, sur le toit d’une ancienne maison libanaise.
Le nouveau White occupera une surface de 1 100 mètres carrés, il pourra accueillir jusqu’à 1 300 personnes, dont 400 assises. La cible, le positionnement prix restent les mêmes (les 25 ans et plus), même si l’ambiance sera un peu plus festive que l’ancien White, annonce Habre. Bien évidemment, tout est prévu côté entertainment : shows, artistes, DJ internationaux, etc. Rien qu’en éclairage, « l’investissement est de 600 000 dollars », explique le PDG. L’ouverture est prévue début juillet ; le club emploiera 120 personnes, sans compter les valets parking. Et dès la fin novembre, Add Mind ouvrira un nouveau club indoor au premier étage de cette même maison. Add Mind gère également le Rococco, le Gems, le White Coast, une plage à Batroun (Bonita Bay) et ouvre début juillet un nouveau bistrot au centre-ville, Cassis.
À l’international, le groupe est présent à Abou Dhabi depuis 2009 via le Eight (un club). Et il a ouvert deux bars en Syrie, qu’il va fermer cet été en raison des événements.
Le groupe Crystal : Mazen el Zein
Mazen el Zein et Jad Matta misent gros avec le futur Pier 7, club à ciel ouvert qui a ouvert le 30 juin sur l’autoroute maritime de Dora, en face du CityMall. « Ce n’est pas un rooftop, c’est une arène en plein air située en bord de mer », explique Mazen el Zein, PDG du groupe Crystal.
Le futur Pier 7, qui a requis un investissement groupé non dévoilé de 15 partenaires, cumule les superlatifs : il pourra accueillir de mai à octobre jusqu’à 2 000 personnes par soir, dont 500 assises ; le bar a 11 mètres de diamètre ; une scène incorporée de 7 mètres peut accueillir jusqu’à 15 musiciens ; le chef a travaillé chez Nobu à Londres, le consultant du bar a fait ses preuves au Zuma de Londres, les responsables des chorégraphies sont anglais et hollandais ; il y aura des jeux d’eau… « Nous voulons lancer une tendance pieds dans l’eau, pour que les gens puissent venir en bateau, comme ce qui se fait dans tous les pays de la côte méditerranéenne, sauf chez nous », explique Jad Matta, directeur général du groupe. Sept suites privées de 25 mètres carrés chacune sont aussi prévues, louables à la soirée. « Chacune a sa propre ambiance, son propre maître d’hôte, son écran plasma, sa propre musique, sa salle à manger, son bar... »
D’ici à l’été prochain, l’objectif est également d’ouvrir une boutique-plage de jour, avec piscine, jacuzzi, huttes privées. « Nous travaillons actuellement avec la municipalité pour nettoyer la mer », précise le PDG en référence aux odeurs d’égouts.
Le groupe Crystal s’est surtout fait connaître via la boîte de nuit du même nom, ouverte en 2003 à la rue Monnot. Devenue le Palais depuis, elle avait gagné une réputation de boîte bling-bling, avec le champagne qui coulait à flots et la mise en valeur des plus grands consommateurs de l’endroit. Aujourd’hui, le groupe gère le Palais, l’Alcazar et le Métis. Le Palais a été entièrement redécoré cet hiver.
À l’international, Crystal Group a ouvert à Dubaï le C Bar en 2005 et le People by Crystal en 2010. Deux tentatives à Londres et à Saint-Tropez ont échoué. Le groupe emploie 330 personnes au total, dont 30 au siège social situé à Beyrouth.
Whisky Mist : Joe Fournier
Le Whisky Mist est le dernier-né des clubs de la scène libanaise. Petit frère de la célèbre boîte de nuit londonienne, il s’est implanté au Liban en avril dernier, dans l’hôtel Phoenicia, à la place du Paon rouge, mythique club d’avant-guerre.
Pouvant accueillir jusqu’à 450 personnes, dont 300 assises, le Whisky Mist s’est rapidement fait une réputation de “show-off” sur le marché; les rumeurs circulant en ville font état de tables à 10 000 dollars par soirée. Joe Fournier, en charge de l’établissement et partenaire dans le groupe Whisky Mist (aux côtés de Nick House, Simon Wrigt et Mark Burton), ne confirme pas, mais ne dément pas non plus : « Chez nous, tout est à la carte, le client sait exactement ce qu’il aura à payer en commandant. Et nos prix sont alignés sur ceux du marché », affirme-t-il.
Revendiquant une qualité de service impeccable – « il faut moins de 60 secondes à nos serveurs en livrée(!) pour nettoyer un verre brisé » –, une politique d’entrée claire et nette, un spectacle varié et permanent (ils ont amené les PussyCat Dolls pour leur ouverture, organisent des animations spéciales pour les anniversaires…), le Whisky Mist cible, avec une musique House et R&B, une clientèle de 21 à 45 ans, avec un cœur de cible de trentenaires. « Nous avons beaucoup de Libanais et d’Européens », affirme le gérant. Un carré VIP de 40 personnes est disponible, avec DJ et serveurs particuliers.
« En étudiant le marché, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait un fossé assez important entre les boîtes de nuit d’été à ciel ouvert, et celles d’hiver, qui offrent un service moins bon. C’est ce fossé que nous avons voulu combler en ouvrant le Whisky Mist. » Un système d’abonnement a été développé : « Moyennant 1 000 dollars et la réussite d’un entretien de motivation, les membres (maximum 100 par pays) sont consultés pour le développement et les animations de la boîte de nuit, via des dîners mensuels », explique Fournier. Dans un futur proche, le PDG annonce vouloir lancer le “million dollars show” : il s’agit de récompenser tout client qui déboursera un million de dollars en une soirée, gravant son nom sur les murs du club. Un concept qui rappelle les pratiques du Crystal à son ouverture en 2003.
L’investissement dans le club n’a pas été dévoilé, mais devrait être rentabilisé en douze mois si le rythme se maintient. Le Whisky Mist ouvre de mercredi à dimanche inclus et emploie une quarantaine de personnes, dont 12 ramenées de Londres.
Cassino et Beiruf : les frères Achkar
Le rituel des soirées au Cassino est bien rythmé : de minuit à 2 heures du matin, divers DJ font monter l’ambiance ; entre 2h et 4h, le chanteur Jo Achkar, copropriétaire de l’endroit, entre en scène ; puis des DJ clôturent la soirée.
Cassino, qui a ouvert ses portes à Monnot en 2001, puis a déménagé à Sodeco deux ans plus tard, est la seule boîte de nuit de Beyrouth à proposer de danser sur de la musique arabe pop, dans une ambiance des années 40. « Beaucoup de boîtes de nuit ont cherché à nous imiter, mais elles n’ont pas survécu plus de trois ans ; Cassino est le seul club de la scène libanaise à avoir plus de 10 ans », affirme Jihad Achkar (photo), copropriétaire de l’endroit avec son frère.
S’adressant à un public compris “entre 27 et 50 ans”, au pouvoir d’achat élevé, qui aime le show-off – les salmanazars de champagne sont encore monnaie courante –, Cassino peut héberger jusqu’à 900 personnes, dont la moitié assise. Rénové il y a tout juste trois mois, Cassino est connu pour être un endroit d’“after party” (le pic de fréquence est entre 2 et 5 heures du matin) et attire une clientèle fidèle.
En 2009, les deux frères investissent la scène des terrasses sur les toits et ouvrent le Beiruf, à l’entrée de Beyrouth. « L’ancienne génération était très portée sur la musique arabe, explique Jihad Achkar. La nouvelle est plus ouverte à la musique électronique. » Un peu plus jeune, le public du Beiruf, qui peut accueillir 1 500 personnes environ, a entre 25 et 40 ans. L’investissement initial, d’un peu plus d’un million de dollars selon Achkar, a été rentabilisé. Le Beiruf ouvre avant les autres rooftops (en mai) et ferme après (en octobre). Il collabore sur une base régulière avec Radio One, dont les DJ animent une soirée.
« Nous avons commencé à Kaslik, en 1995, raconte Jihad Achkar. Nous sommes les plus vieux sur le marché. » Outre Cassino et le Beiruf, les deux frères ont ouvert en 2008 le restaurant lounge Sienna à Gemmayzé.
La Maison Blanche : Adham Beainy
La Maison Blanche, une boîte de nuit située à Sodeco, a changé de propriétaire en avril 2011. L’endroit est tristement célèbre pour la fusillade qui a éclaté en février 2010 entre les gardes du corps d’Antoun Sehnaoui (PDG de la SGBL) et Mazen el Zein (PDG du groupe Crystal). L’incident a tué dans l’œuf son succès initial, entamé trois mois auparavant. L’investissement d’un million de dollars n’a jamais été récupéré.
« Lors de cette fameuse soirée, tous nos meilleurs clients étaient présents, raconte Raymond Béchara, à l’origine du projet. C’est très dur de les faire revenir, ils ont été traumatisés. » La plupart des quinze investisseurs de départ ont donc cherché à se désengager. Adham Beainy, lui-même actionnaire, est alors entré en jeu, en rachetant la majorité des parts. « Mon cousin Chafic el-Khazen et moi-même avons laissé nos parts gratuitement pour que les autres actionnaires puissent en bénéficier », affirme Raymond Béchara.
Le nouveau gérant cible une clientèle tout à fait différente, encore peu visée par les boîtes de nuit libanaises : « La jeunesse et les étrangers fans de R&B et hip-hop, explique-t-il. Depuis notre réouverture en novembre 2010, nous organisons avec Mix FM des soirées R&B et des soirées House qui rencontrent un succès grandissant. À la fin de l’été, nous allons totalement changer la décoration, pour en faire davantage une boîte de nuit et moins un club-lounge. » La capacité actuelle de 400 personnes sera alors augmentée.
Adham Beainy est également actionnaire du B018, du SkyBar et du Falamenke (le restaurant libanais de la rue Monnot). Il a récemment lancé sa société de “bar mobile”, CinCin, qui propose des services de bars lors d’événements privés, types soirées ou mariages. « Nous prenons en charge les alcools, les boissons, les barmen, etc. »
Le Music Hall : Michel Éléftériadès
Michel Éléftériadès a ouvert le Music Hall en 2003 à Starco pour accueillir les artistes qu’il produit lorsqu’ils ne sont pas en tournée. Éléftériadès est en effet avec son frère Jean à la tête de Elef Records, qui produit une quarantaine de chanteurs, dont Hanin y Son Cubano, Tony Hanna et les frères Chéhadé.
« Le concept, qui consiste à alterner des groupes de musique différents avec des pauses DJ, est unique au monde, affirme Éléftériadès. Je l’ai même déposé pour le protéger. » Ce qui n’a pas empêché d’autres clubs de tenter de l’imiter depuis. Le directeur mise sur le renouvellement de son répertoire et son catalogue étendu d’artistes pour contrer cette concurrence qu’il juge déloyale.
Le Music Hall, dont l’investissement n’a pas été dévoilé, peut accueillir 700 personnes en configuration concert et 500 personnes lors des soirées normales. Son propriétaire n’a pas changé l’esprit du lieu, un ancien théâtre dans lequel la chanteuse libanaise Sabah s’est produite.
Outre les soirées classiques, qui attirent l’un des publics les plus variés de la capitale, le Music Hall met son local à disposition pour divers événements culturels (Liban Jazz y produit ses concerts depuis plus de quatre ans, Dieudonné et Grand Corps malade y ont joué…) ainsi que pour de nombreuses conventions de sociétés. Depuis 2003, son succès n’est plus à démontrer : il fait partie des recommandations des guides touristiques et est devenu un des piliers de la fête libanaise.
Cette année, le Music Hall s’exporte pour la première fois à Dubaï : « J’ai besoin de me diversifier en cas de problème au Liban, explique Éléftériadès. La guerre de 2006 a été très compliquée à gérer. » Et le directeur n’exclut pas une expansion à l’international plus poussée : « J’aimerais beaucoup ouvrir au Brésil », affirme-t-il.
Michel Éléftériadès est aussi connu pour son projet utopique du Nowheristan, une nation sans barrières géographiques qui serait gouvernée par un “sénat des anciens”.