Un article du Dossier
Éducation : profs au bord de la crise de nerfs
Mobilisés des mois pour la défense de leur pouvoir d’achat, les enseignants scolaires sont parvenus à provoquer une prise de conscience générale sur leurs conditions de travail et leur faible rémunération. Légitimes, ces revendications restent cependant exclusivement salariales et ne contiennent pas de réflexion d’ensemble sur un système de gestion des ressources humaines improductif et menaçant directement la qualité de l’enseignement.
« Aucun système d’éducation n’est meilleur que ses enseignants », c’est par cet axiome aux airs de lapalissade que les auteurs d’un rapport publié en 2012 par l’organisation non gouvernementale Oxfam invitaient les gouvernements des pays étudiés (le Mali et l’Ouganda) à investir massivement dans le recrutement et la formation des professeurs. Élémentaire, la leçon semble pourtant ne jamais avoir été retenue par les pouvoirs publics libanais, tant la gestion des ressources humaines du secteur éducatif semble faire figure de contre-exemple à cet égard.
Une politique de recrutement minée par le clientélisme
Des professeurs, le Liban n’en manque pas, bien au contraire. Avec plus de 80 000 enseignants, le pays dispose même d’un ratio de professeurs/élève qui pourrait faire bien des envieux : 1 pour 17 au niveau de l’éducation de base et 1 pour 8 au niveau du secondaire. En réalité, ce nombre trahit surtout un gaspillage évident, en particulier dans le secteur public où la moyenne tombe à sept élèves par professeur contre 12 dans le secteur privé et 19 dans le privé subventionné. « Cette divergence s’explique en partie par le recrutement toujours croissant d’élèves dans le privé mais surtout par des politiques publiques déficientes dans l’allocation des ressources humaines », résume Haneen Sayed, de la Banque mondiale. Car cette disproportion n’a cessé de s’aggraver : dans les trente dernières années, le nombre de professeurs a ainsi augmenté de 111 % pour répondre à une hausse de 25 % du nombre des élèves. Le secteur emploie ainsi à lui seul près d’un salarié libanais sur dix avec des conséquences dramatiques sur ses marges de manœuvre budgétaires, les salaires représentant près de 90 % du budget du ministère. « Le système se retrouve avec un boulet énorme à traîner, d’autant que pour près du tiers des personnes concernées, cela relève davantage de l’allocation chômage déguisée… », se désole l’ancien ministre Charbel Nahas, qui a commis plusieurs rapports sur la réforme du secteur.
Ce recrutement massif a surtout obéi à une généralisation des pratiques clientélistes. « On assiste à une politisation croissante du secteur qui s’autoalimente : plutôt que d’avoir une politique fondée sur la méritocratie et les compétences, on a massivement recruté des contractuels de sorte que pour sortir de leurs conditions précaires ils doivent quémander une aide politique ou s’affilier à un parti pour obtenir leur titularisation, à travers des concours spécialement organisés pour eux », dénonce Adnane el-Amine, professeur de sciences de l’éducation à l’Université américaine de Beyrouth. Dès lors, la succession de textes législatifs censés réguler le recrutement des enseignants du secteur public n’a en réalité fait qu’aggraver la situation, dispensant parfois les candidats aux concours d’avoir une licence ou ne les réservant qu’aux seuls contractuels déjà en poste. Cette catégorie constitue d’ailleurs le gros des recrutements des dix dernières années, pour atteindre désormais un peu plus du quart des effectifs actuels.
Pour certains observateurs, cette précarisation du corps enseignant obéirait également à d’autres dessins inavoués : « En marginalisant toujours davantage les titulaires au profit de contractuels peu qualifiés, l’État mène en réalité une politique de privatisation larvée », dénonçait Walid Daou, instituteur dans le public, lors d’une intervention dans une conférence sur la politique scolaire libanaise organisée en février par l’Institut français du Proche-Orient.
Une majorité d’enseignants sous-qualifiés
L’autre point noir dans la gestion des ressources humaines tient à la faiblesse des critères de recrutement, avec là encore une dégradation manifeste au fil des années. À l’origine, les instituteurs devaient impérativement suivre une formation initiale dans les écoles normales étatiques tandis que les professeurs de lycée devaient obligatoirement être titulaires d’un CAPES, un diplôme délivré au bout d’une formation de cinq ans par la faculté de pédagogie. Mais tout a changé pendant la guerre civile : sous la pression du pouvoir politique, la faculté commence à délivrer automatiquement le CAPES à des étudiants titulaires de simples licences dans la discipline enseignée avant que l’État n’assouplisse ultérieurement les conditions d’embauche en imposant simplement une formation initiale d’un an. Un relâchement encore plus manifeste dans le primaire où la disparition des écoles normales a ouvert la voie à une vague de recrutement discrétionnaire de plusieurs milliers de contractuels, tandis que le seul critère de qualification exigé pour la titularisation est une simple licence universitaire, sans formation pédagogique spécifique. Résultat : plus de la majorité des enseignants du secteur public ont au mieux un baccalauréat en poche, seuls 36 % des contractuels et 43 % des titulaires disposant d’un diplôme universitaire. Une part qui tombe à 4,2 % lorsque ce diplôme est directement en lien avec la matière enseignée.
Si la situation est meilleure dans le secteur privé, elle ne l’est qu’en partie seulement, car le secteur bénéficie traditionnellement d’une large liberté dans le recrutement de ses formateurs, le niveau minimal légal étant le baccalauréat pour le primaire et la licence pour le secondaire. « En réalité, cela dépend vraiment de chaque école. Les meilleures, qui sont aussi celles qui paient le mieux leurs professeurs, exigent au minimum que la licence ait été obtenue dans la matière enseignée, pour d’autres on fait appel à des critères plus subjectifs… », explique Majid el-Aylé, du syndicat des enseignants des écoles privées.
Pour palier les effets dévastateurs de ce recrutement discrétionnaire, l’État a tout misé sur le développement de la formation continue. Pour le secteur public, celle-ci a été confiée au Centre de recherche et de développement pédagogique (CRDP) pour le cycle primaire et à la faculté de pédagogie de l’Université libanaise pour le cycle secondaire. Problème, pour la plupart des observateurs cette formation est lacunaire et resterait notamment trop théorique en ne laissant aucune place à l’encouragement de l’esprit d’initiative. Pis, elle subirait elle aussi de plein fouet la gangrène clientéliste. Un ancien doyen de la faculté de pédagogie raconte par exemple les pressions qu’il a subies de la part du ministère pour faire passer l’ensemble de ses étudiants aux examens, quitte à organiser plusieurs sessions de rattrapage supplémentaires… Pour le secteur privé, la situation est pour l’instant aléatoire. Certains établissements ou associations se sont depuis longtemps dotés d’outils internes, à l’instar du Bureau de formation du secrétariat général des écoles catholiques, pour contrôler la formation continue des enseignants. Les autres peuvent toujours envoyer leurs professeurs suivre les formations dispensées par les universités privées. « De plus en plus de professeurs n’hésitent pas à payer leur formation sur leur salaires, c’est le signe d’une vraie implication, mais on ne peut pas continuer à dépendre de la bonne volonté de chacun… », déclare Fadi Haje, doyen de la faculté de pédagogie de l’Université Saint-Joseph, qui a collaboré à la préparation d’un projet de loi rendant la formation continue obligatoire pour les enseignants du privé.
Mal payés, recrutés au gré des circonstances dans des conditions juridiques floues et ne bénéficiant pas d’une formation à la hauteur, les enseignants libanais ne peuvent remplir pleinement leur mission et dispenser une instruction de qualité. Si une prise de conscience semble avoir eu lieu au sein des pouvoirs publics, il leur sera difficile d’inverser la tendance. D’autant que les facteurs démographiques n’aident pas, le tiers des effectifs enseignant dans le public a dépassé la cinquantaine et les générations qui suivent sont précisément celles qui ont été le moins bien formées. Enfin, il risque de s’avérer difficile de contrôler la qualité effective de l’enseignement dispensé lorsque l’on dispose d’à peine une soixantaine d’inspecteurs, soit un pour 750 professeurs…
Une politique de recrutement minée par le clientélisme
Des professeurs, le Liban n’en manque pas, bien au contraire. Avec plus de 80 000 enseignants, le pays dispose même d’un ratio de professeurs/élève qui pourrait faire bien des envieux : 1 pour 17 au niveau de l’éducation de base et 1 pour 8 au niveau du secondaire. En réalité, ce nombre trahit surtout un gaspillage évident, en particulier dans le secteur public où la moyenne tombe à sept élèves par professeur contre 12 dans le secteur privé et 19 dans le privé subventionné. « Cette divergence s’explique en partie par le recrutement toujours croissant d’élèves dans le privé mais surtout par des politiques publiques déficientes dans l’allocation des ressources humaines », résume Haneen Sayed, de la Banque mondiale. Car cette disproportion n’a cessé de s’aggraver : dans les trente dernières années, le nombre de professeurs a ainsi augmenté de 111 % pour répondre à une hausse de 25 % du nombre des élèves. Le secteur emploie ainsi à lui seul près d’un salarié libanais sur dix avec des conséquences dramatiques sur ses marges de manœuvre budgétaires, les salaires représentant près de 90 % du budget du ministère. « Le système se retrouve avec un boulet énorme à traîner, d’autant que pour près du tiers des personnes concernées, cela relève davantage de l’allocation chômage déguisée… », se désole l’ancien ministre Charbel Nahas, qui a commis plusieurs rapports sur la réforme du secteur.
Ce recrutement massif a surtout obéi à une généralisation des pratiques clientélistes. « On assiste à une politisation croissante du secteur qui s’autoalimente : plutôt que d’avoir une politique fondée sur la méritocratie et les compétences, on a massivement recruté des contractuels de sorte que pour sortir de leurs conditions précaires ils doivent quémander une aide politique ou s’affilier à un parti pour obtenir leur titularisation, à travers des concours spécialement organisés pour eux », dénonce Adnane el-Amine, professeur de sciences de l’éducation à l’Université américaine de Beyrouth. Dès lors, la succession de textes législatifs censés réguler le recrutement des enseignants du secteur public n’a en réalité fait qu’aggraver la situation, dispensant parfois les candidats aux concours d’avoir une licence ou ne les réservant qu’aux seuls contractuels déjà en poste. Cette catégorie constitue d’ailleurs le gros des recrutements des dix dernières années, pour atteindre désormais un peu plus du quart des effectifs actuels.
Pour certains observateurs, cette précarisation du corps enseignant obéirait également à d’autres dessins inavoués : « En marginalisant toujours davantage les titulaires au profit de contractuels peu qualifiés, l’État mène en réalité une politique de privatisation larvée », dénonçait Walid Daou, instituteur dans le public, lors d’une intervention dans une conférence sur la politique scolaire libanaise organisée en février par l’Institut français du Proche-Orient.
Une majorité d’enseignants sous-qualifiés
L’autre point noir dans la gestion des ressources humaines tient à la faiblesse des critères de recrutement, avec là encore une dégradation manifeste au fil des années. À l’origine, les instituteurs devaient impérativement suivre une formation initiale dans les écoles normales étatiques tandis que les professeurs de lycée devaient obligatoirement être titulaires d’un CAPES, un diplôme délivré au bout d’une formation de cinq ans par la faculté de pédagogie. Mais tout a changé pendant la guerre civile : sous la pression du pouvoir politique, la faculté commence à délivrer automatiquement le CAPES à des étudiants titulaires de simples licences dans la discipline enseignée avant que l’État n’assouplisse ultérieurement les conditions d’embauche en imposant simplement une formation initiale d’un an. Un relâchement encore plus manifeste dans le primaire où la disparition des écoles normales a ouvert la voie à une vague de recrutement discrétionnaire de plusieurs milliers de contractuels, tandis que le seul critère de qualification exigé pour la titularisation est une simple licence universitaire, sans formation pédagogique spécifique. Résultat : plus de la majorité des enseignants du secteur public ont au mieux un baccalauréat en poche, seuls 36 % des contractuels et 43 % des titulaires disposant d’un diplôme universitaire. Une part qui tombe à 4,2 % lorsque ce diplôme est directement en lien avec la matière enseignée.
Si la situation est meilleure dans le secteur privé, elle ne l’est qu’en partie seulement, car le secteur bénéficie traditionnellement d’une large liberté dans le recrutement de ses formateurs, le niveau minimal légal étant le baccalauréat pour le primaire et la licence pour le secondaire. « En réalité, cela dépend vraiment de chaque école. Les meilleures, qui sont aussi celles qui paient le mieux leurs professeurs, exigent au minimum que la licence ait été obtenue dans la matière enseignée, pour d’autres on fait appel à des critères plus subjectifs… », explique Majid el-Aylé, du syndicat des enseignants des écoles privées.
Pour palier les effets dévastateurs de ce recrutement discrétionnaire, l’État a tout misé sur le développement de la formation continue. Pour le secteur public, celle-ci a été confiée au Centre de recherche et de développement pédagogique (CRDP) pour le cycle primaire et à la faculté de pédagogie de l’Université libanaise pour le cycle secondaire. Problème, pour la plupart des observateurs cette formation est lacunaire et resterait notamment trop théorique en ne laissant aucune place à l’encouragement de l’esprit d’initiative. Pis, elle subirait elle aussi de plein fouet la gangrène clientéliste. Un ancien doyen de la faculté de pédagogie raconte par exemple les pressions qu’il a subies de la part du ministère pour faire passer l’ensemble de ses étudiants aux examens, quitte à organiser plusieurs sessions de rattrapage supplémentaires… Pour le secteur privé, la situation est pour l’instant aléatoire. Certains établissements ou associations se sont depuis longtemps dotés d’outils internes, à l’instar du Bureau de formation du secrétariat général des écoles catholiques, pour contrôler la formation continue des enseignants. Les autres peuvent toujours envoyer leurs professeurs suivre les formations dispensées par les universités privées. « De plus en plus de professeurs n’hésitent pas à payer leur formation sur leur salaires, c’est le signe d’une vraie implication, mais on ne peut pas continuer à dépendre de la bonne volonté de chacun… », déclare Fadi Haje, doyen de la faculté de pédagogie de l’Université Saint-Joseph, qui a collaboré à la préparation d’un projet de loi rendant la formation continue obligatoire pour les enseignants du privé.
Mal payés, recrutés au gré des circonstances dans des conditions juridiques floues et ne bénéficiant pas d’une formation à la hauteur, les enseignants libanais ne peuvent remplir pleinement leur mission et dispenser une instruction de qualité. Si une prise de conscience semble avoir eu lieu au sein des pouvoirs publics, il leur sera difficile d’inverser la tendance. D’autant que les facteurs démographiques n’aident pas, le tiers des effectifs enseignant dans le public a dépassé la cinquantaine et les générations qui suivent sont précisément celles qui ont été le moins bien formées. Enfin, il risque de s’avérer difficile de contrôler la qualité effective de l’enseignement dispensé lorsque l’on dispose d’à peine une soixantaine d’inspecteurs, soit un pour 750 professeurs…