Un article du Dossier
Éducation : profs au bord de la crise de nerfs
La décision gouvernementale de transmettre au Parlement le projet de réévaluation de la grille salariale de la fonction publique, le 21 mars dernier, constitue un véritable tournant dans le bras de fer qui l’oppose depuis 18 mois à ses agents. Retour sur une arlésienne qui, au rythme des grèves, fermetures d’écoles et tergiversations de l’exécutif, s’est muée en sujet de discorde nationale.
L’origine du conflit remonte à la fin 2011, lorsque le législateur entérine successivement les lois doublant les revenus des juges puis des professeurs d’université. N’ayant pas connu d’autres augmentations de salaire depuis 16 ans que celles liées aux ajustements biennaux d’échelons, les maîtres voient rouge : avec cette nouvelle grille, le différentiel séparant le traitement d’un enseignant du secondaire d’un professeur d’université – initialement de moins d’une dizaine d’échelons – peut désormais en atteindre 52, soit l’équivalent de 104 années de carrière !
Longue marche et valses hésitations
Une pilule d’autant plus indigeste que leur pouvoir d’achat s’est considérablement érodé au rythme de l’inflation galopante de la dernière décennie (elle dépassait les 10 % en 2012) et que, contrairement à leurs collègues du privé, ils n’ont pas eu d’augmentation liée à la cherté de vie. « Avec des salaires de base qui commencent parfois à 450 dollars, et peuvent plafonner à 1 400 dollars après vingt ans de carrière, comment voulez-vous qu’on s’en sorte ? » interpelle une maîtresse au cours d’une manifestation devant le Sérail en février. Sous la pression d’un front syndical singulièrement organisé – les différents syndicats des enseignants des écoles publiques et privées s’étant regroupés au sein du comité de coordination syndicale, CCS, qui a su rester à l’écart des grands clivages politiques, le gouvernement finit par promettre une nouvelle grille qui va paradoxalement bien au-delà des revendications des syndicats Le projet adopté le 21 mars en Conseil des ministres augmente finalement de manière progressive les rémunérations des enseignants de plus de 50 % : une fois ces revalorisations répercutées, le salaire de base passera ainsi de 425 à 640 dollars au premier échelon ; tandis qu’au dernier éhelon, il passera de 2 470 à 3 830 dollars. Ces revalorisations concernent également les enseignants du secteur privé sont également concernés du fait de la corrélation entre leurs salaires et ceux de leurs collègues du public, la loi stipulant qu’ils ne peuvent avoir une rémunération inférieure à ceux du public à parité de fonction.
Cette revalorisation générale n’ayant pas été précédée d’une étude sur son financement, le gouvernement temporise et renâcle dans un premier temps à faire adopter la grille en Conseil des ministres. S’estimant trahis, les professeurs se sont décidés à quitter les classes pour lutter dans la rue. Les grèves se sont ainsi multipliées selon une partition rôdée : des protestations grimpant en intensité jusqu’à ce que le gouvernement fasse mine de céder. Un premier seuil a été franchi l’été dernier lorsque les enseignants ont menacé de boycotter l’organisation, puis la correction des examens officiels. Menace non suivie d’effets du fait de la promesse gouvernementale d’une adoption prochaine. Un projet est finalement adopté en Conseil des ministres en septembre dernier. Mais faute de solutions de financement, le gouvernement a très vite temporisé sur sa transmission au législateur accroissant ainsi la défiance des syndicats. Ces derniers ont donc menacé de paralyser le secteur tant qu’ils n’auront pas obtenu gain de cause : pendant plusieurs semaines, la plupart des administrations ont tourné au ralenti, du fait de la défection de leurs employés, lesquels se sont rassemblés quasi quotidiennement dans des manifestations d’ampleur en face de différents ministères et d’autres lieux stratégiques comme le port de Beyrouth.
Levée de boucliers du côté du patronat
La question du financement d’une réforme, dont le coût s’élèverait entre un et deux milliards de dollars par an selon les estimations, relevait du casse-tête dans un pays dont la dette publique représente environ 140 % du PIB. Plusieurs pistes avaient été envisagées. La plus emblématique était sans doute l’augmentation à 25 % du coefficient d’exploitation sur les biens-fonds non bâtis (communément appelée “étage Mikati”) dans les zones autorisant déjà une taille supérieure à quatre étages ; une mesure dont les recettes espérées avoisinaient les 500 millions de dollars. Le projet adopté le 21 mars prévoit finalement un financement reposant essentiellement sur des taxes et impôts indirects comprenant, entre autres : une augmentation de 5 % de la TVA sur certains produits de luxe (des crevettes à l’alcool et aux véhicules importés) ainsi que sur les téléphones portables et leurs pièces de rechange. Les timbres postaux, les factures du téléphone, les extraits d’état-civil ou encore les permis de construire figurent également parmi la liste des biens et services qui connaîtront une hausse des prix. Les propositions basées sur une réforme du système fiscal avancées par les syndicats, incluant notamment une taxation sur les biens-fonds maritimes, une imposition des plus-values et une augmentation des taxes sur les intérêts bancaires n’ont-elles pas été retenues ?
Les principales organisations patronales du pays restent pour leur part farouchement hostiles à l’adoption en l’état de la grille des salaires arguant qu’elle causerait une explosion de l’inflation, des pertes d’emplois majeures dans les secteurs public et privé, et aurait des effets dramatiques sur la dette publique. Pris en étau entre ce lobbying intense et la fronde sociale, le gouvernement tente de ménager la chèvre et le choux en appelant au sens de la responsabilité et à l’intérêt supérieur des enfants.
Quid des frais de scolarité ?
Après plusieurs semaines de grève et de fermeture des établissements publics, la question du report des examens est désormais posée, même si elle n’a pas encore été tranchée. Une possibilité exclue pour toutes les écoles privées qui suivent un calendrier dicté par le diplôme étranger, francophone ou anglo-saxon, qu’elles délivrent dans le cadre du double cursus. C’est la raison pour laquelle de nombreux responsables d’établissements privés ont procédé à des négociations internes anticipant une part variable de l’augmentation en contrepartie d’une modération dans la revendication sociale, afin de reprendre les cours. Selon des sources syndicales, certains seraient même allés plus loin en menaçant les grévistes de licenciement. Une accusation officiellement réfutée par l’ensemble des responsables interrogés qui se déclarent par ailleurs partagés entre la compréhension des inquiétudes légitimes de leurs salariés et la crainte de voir leurs emplois menacés par la désertion des familles ne pouvant plus suivre.
Si une adoption parlementaire de la grille des salaires permettrait de répondre au malaise des enseignants et d’assurer a minima le bon déroulé des examens nationaux pour cette année scolaire, elle pose en effet un autre problème pour la majorité des enfants libanais qui sont scolarisés dans le secteur privé (voir p. 66). « Les salaires représentent en moyenne 65 % du budget de nos écoles, cette augmentation va forcément avoir un impact sur les frais de scolarité, surtout pour les écoles qui ont peu d’élèves par classe », explique le père Boutros Azar, dirigeant le secrétariat général des écoles catholiques. Bien qu’attendant de voir les chiffres de la nouvelle grille, il estime que les frais de scolarité pourraient augmenter de 1 000 à 1 500 dollars annuels pour y faire face. « Cette possibilité est d’ailleurs exclue pour les écoles qui sont subventionnées par l’État et n’ont donc quasiment pas de frais de scolarité. Ceci va ajouter des difficultés financières déjà importantes compte tenu des années de retard dans le paiement des subventions étatiques : j’ai reçu celles pour l’année 2007-2008 seulement à la fin de l’année dernière. » Une situation également dénoncée par Mohammad Machnouk, surintendant de l’association sunnite Makassed, qui souligne par ailleurs que « les parents du secteur privé qui subissent eux aussi l’inflation vont payer deux fois : pour les salaires des fonctionnaires et ceux des professeurs de leurs enfants... ». Un risque écarté par Magid el-Aayli, du syndicat des enseignants des écoles privées, qui conteste cette corrélation automatique entre les frais de scolarité et l’adoption de la grille : « Comment expliquer que la majorité des écoles privées ont régulièrement augmenté leurs frais de scolarité ces dernières années, alors que nous n’avons toujours pas obtenu la grille ? »
En attendant que le bras de fer sur les salaires trouve un dénouement avec son éventuelle adoption parlementaire, des interrogations demeurent. Car pendant très longtemps, le débat a occulté un problème majeur : celui de la faible productivité des enseignants en raison d’une gestion calamiteuse des ressources humaines qui a davantage obéi aux considérations clientélistes qu’à la recherche de qualité (voir p. 58). Ce n’est qu’au dernier moment que le gouvernement a décidé de lier la question d’un changement des règles de management au sein de la fonction publique à l’adoption de la grille des salaires, en introduisant certaines réformes telles qu’un réaménagement des horaires de travail, le passage à 35 heures hebdomadaires dans l’administration, la réduction à cinq ans du nombre d’années de service postérieures à l’âge de la retraite et le gel de l’embauche de nouveaux titulaires. Autant de points déjà contestés par les syndicats et laissant planer le spectre d’une nouvelle fronde sociale.
S’agissant du secteur éducatif dont la réforme promeut pourtant l’introduction d’une logique de contrôle et d’évaluation devant contribuer à une amélioration de sa qualité (voir l’interview p. 56), aucune précision n’a été apportée. Une indication supplémentaire que la question des salaires a été abordée sans vision d’ensemble ni planification préalable.