La corruption gangrène les services publics
Deux rapports publiés en janvier par l’association Sakker el-Dekkené rappellent que la corruption dans les administrations publiques concerne quasiment tous les services administratifs auxquels ont recours les usagers. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas exempts de tout reproche quant à la perpétuation de ces pratiques.
« Vous devez accomplir une formalité au cadastre ? Vous aurez besoin de 2 700 dollars. Un extrait d’état civil vous coûtera 27 dollars. Acheter un permis de conduire (NDLR : sans passer l’examen), ce sera environ 110 dollars. Passer le test de la mécanique ? Vous aurez besoin de 90 dollars. Si vous voulez enregistrer votre véhicule, prévoyez 110 dollars. » Issue d’un rapport publié en janvier par l’ONG anticorruption Sakker el-Dekkené, cette énumération des frais supplémentaires à prévoir pour faciliter les démarches administratives sonnera familièrement aux oreilles de nombreux usagers. Et la litanie pourrait se prolonger à l’infini tant les rayons de la boutique administrative libanaise semblent, en la matière, particulièrement bien fournis : entre juin et décembre 2014, près de 1 600 cas de pots-de-vin et de petite corruption, pour un montant total de 2,25 millions de dollars, ont ainsi été signalés par des citoyens à l’association depuis le lancement de sa plate-forme numérique dédiée.
Sans nul doute dérisoires par rapport à la facture annuelle globale de telles pratiques – par essence difficile à évaluer, ces chiffres confirment néanmoins le caractère quasi institutionnalisé d’une corruption administrative qui vaut au Liban de dégringoler dans l’indice de perception de la corruption (IPC) publié par l’ONG Transparency International : 27 points (136e rang mondial) en 2014, 28 (127e) en 2013, 30 (128e) en 2012… « Ces pratiques comme le recours au piston (“wasta”), aux pots-de-vin (“ikramiyé”) sont réellement ancrées dans la culture du pays et renforcées par certaines de ses caractéristiques comme sa petite taille, l’héritage de la guerre civile ou l’absence d’État de droit », analyse le président de Sakker el-Dekkené, Rabih el-Chaer.
De fait, les cas de corruption recueillis et vérifiés par Sakker el-Dekkené concernent les 22 ministères et institutions publiques, le ministère de l’Intérieur concentrant à lui seul plus de la moitié des cas. En valeur, en revanche, c’est au ministère des Finances que revient la palme, avec un total de 827 000 dollars qui, conjugué aux 384 000 dollars versés aux fonctionnaires indélicats du ministère de l’Intérieur, pourvoient la majorité de l’enveloppe des deux ministères. Parmi l’ensemble des services administratifs concernés, le cadastre s’affirme toutefois en champion toutes catégories (nombre et valeur) des actes de petite corruption avec respectivement 24 % des cas vérifiés et
28 % des sommes recensées (voir infographie p. 72). Guère étonnant dans ces conditions que ce service ait fini dans la ligne de mire de l’association anticorruption comme de l’opération coup de poing lancée par son ministre de tutelle (voir encadré).
Aussi nécessaire soit-elle, cette logique d’épuration ne paraît pourtant pas suffisante tant le phénomène est ancré dans les mœurs. Y compris, voire avant tout, du côté de l’offre. Certains récits afférents aux pots-de-vin signalés par les usagers à son association sont à cet égard éclairants. Certes, tous ne cèdent pas à l’indélicatesse, surtout quand la requête frise le ridicule : « Un conteneur d’Italie est resté un mois au port de Beyrouth parce que le douanier n’a pas “aimé” le tampon des douanes italiennes. Alternative : payer 20 millions de livres ! Nous avons attendu un nouveau document avec un tampon “différent” qui plaît au douanier... », narre ainsi l’un d’entre eux. La plupart du temps, ils doivent néanmoins céder, voire solliciter d’eux-mêmes de telles pratiques. Parmi les témoignages divulgués, on trouve ainsi un pot-de-vin de 210 000 dollars pour l’obtention d’une licence d’exploitation d’une carrière. Un autre, de
200 000 dollars, a servi à corrompre le ministère de la Culture pour un permis de démolition d’un bâtiment classé. Parfois, ces délits peuvent aussi engendrer « une menace pour la santé publique et la sécurité », comme ce pot-de-vin de 140 000 dollars, versé à un ministre (à l’identité non divulguée) pour autoriser le passage aux douanes de médicaments interdits…
Les Libanais favorisent la corruption
Et encore ne s’agit-il que des cas où les usagers impliqués ont pris la peine de signaler le problème à l’ONG. Dans un rapport précédent, cette dernière publie un sondage effectué par Ipsos qui donne à voir une résignation générale : 43 % des personnes interrogées affirment ainsi qu’elles ne porteraient pas plainte en cas d’acte de corruption. Et la plupart de celles qui se disent prêtes à le faire ne franchiraient le pas que si leur anonymat était préservé et la personne visée sanctionnée. Or, près de 78 % des citoyens interrogés par l’ONG déclarent avoir peu ou aucune confiance en la justice, en raison des ingérences politiques et de la corruption.
Surtout, selon le même sondage, plus de la moitié des Libanais interrogés se déclareraient prêts, de façon certaine ou occasionnelle, à avoir recours à la corruption pour atteindre des objectifs matériels. Pour obtenir ces résultats, les sondeurs leur ont soumis quatre scénarios pour tester leur réaction face à des situations concrètes pouvant susciter des pratiques de petite corruption. Les personnes interrogées devaient ainsi indiquer si elles étaient susceptibles de recourir à une connaissance pour couper une file d’attente (62 % de réponses positives), solliciter une relation pour faire sauter une amende (52 %), verser un pot-de-vin pour accélérer une procédure (51 %), ou tenter d’amadouer un agent des douanes par des cadeaux (49 %).
La catégorisation de ces corrupteurs en puissance est également préoccupante. Il apparaît ainsi, selon le sondage, que les personnes interrogées venant d’un milieu défavorisé se montrent davantage réfractaires aux pots-de-vin : « Ceux qui en ont les moyens ont davantage tendance à contourner la loi en profitant des bas salaires dans la fonction publique », résume l’étude. Au niveau des générations, les jeunes entre 18 et 30 ans sont davantage prêts (40 %) que leurs aînés (30 %) à recourir à la corruption. « La généralisation de la tricherie aux examens prédispose les jeunes à adopter des comportements répréhensibles pour réussir », se désole Rabih el-Chaer.
Il déduit de tout ceci que la principale voie vers une résorption de ces pratiques passe par l’informatisation des procédures administrative. Celle-ci est engagée, non sans peine, par le ministère d’État pour la Réforme administrative, mais reste encore balbutiante. « C’est le meilleur moyen d’empêcher tout contact direct entre les citoyens et les fonctionnaires, et diminuer drastiquement le recours à des actes de corruption », plaide Rabih el-Chaer. Plus globalement, son ONG appelle aussi à la promotion d’une justice indépendante, au renforcement des effectifs de l’Inspection centrale et à la publication obligatoire et régulière du patrimoine des élus.
La croisade du ministère des Finances contre les “émirs du foncier” Depuis la fin de l’année dernière, le ministre des Finances Ali Hassan Khalil ne cesse de communiquer sur l’opération “mains propres” qu’il a engagée au sein des services du cadastre (département de topographie) et du registre foncier (conservation des titres de propriété). Quelque 400 plaintes ont été transmises au parquet financier pour sous-évaluation frauduleuse de bien-fonds au moment de leur enregistrement et quelque 72 milliards de livres de taxes ont été récupérées par le Trésor. Par ailleurs, des relevés de patrimoine foncier ont été établis pour la totalité des employés du cadastre et du registre foncier – soit 500 personnes dont 300 contractuelles – et il est apparu que seules 19 personnes n’avaient aucun bien. « Les chefs des registres fonciers se sont transformés en émirs. L’un d’entre eux a proposé 200 000 dollars à l’un de mes adjoints pour éviter sa permutation », a commenté Ali Hassan Khalil lors d’une entrevue avec Sakker el-Dekkené. Et la corruption de l’administration foncière ne se limite pas à de l’évasion fiscale, elle permet aussi l’appropriation de terres domaniales municipales par des particuliers (“machaat”). « J’ai envoyé 17 plaintes pour appropriation illégale de ce type au parquet financier. S’y ajoutent désormais aussi une centaine de plaintes fondées sur les dénonciations de la société civile », a ajouté le ministre. |