La majorité des contrats d’assurance au Liban prévoient le paiement des primes en dollars à l’exception des assurances de voitures obligatoires exigées par l’État, qui sont payables en livres libanaises. Si officiellement la livre est toujours indexée au dollar au taux fixe de 1 507 livres, sur le marché parallèle qui s’est développé depuis novembre 2019, le dollar s’échange désormais à plus de 4 000 LL. Face à la dévaluation de facto de la monnaie nationale, le conseil d’administration de l’Association des compagnies d’assurances au Liban (Acal) a proposé à ses membres de percevoir les primes annuelles en dollars ou l’équivalent en livres au taux du marché à partir du 1er mai.
Les compagnies d’assurances perçoivent en effet les cotisations annuelles en monnaie locale, ou équivalent au taux officiel, alors que le coût des sinistres leur est facturé en dollars ou en livres au taux du marché parallèle. De plus, les sociétés d’assurances sont elles-mêmes assurées auprès des sociétés de réassurances, pour une partie ou la totalité des risques qu’elles ont garantis, moyennant le paiement d’une prime qui doit se faire obligatoirement en devises étrangères.
D’où le refus d’un grand nombre de compagnies d’encaisser les primes en livres libanaises. L’Acal n’étant pas un ordre, mais un groupement des compagnies d’assurances, elle ne bénéficie pas d’un pouvoir coercitif. La décision d’imposer le paiement des primes en devises étrangères, comme prévu dans les polices, n’a pu donc être entérinée à ce jour sans le feu vert du ministère de l’Économie, qui ne semble pas favorable à cette proposition. Au regard de la dépréciation, les assurés quant à eux ont tout intérêt à effectuer les paiements de leurs cotisations en livres libanaises. La question qui se pose est de savoir si les sociétés d’assurances sont en droit d’exiger le règlement des primes en devises étrangères ou leur indexation sur le taux de change du marché parallèle.
L’article 1 du Code de la monnaie et du crédit (CMC) promulgué par le décret n° 13513 du 1/8/1963 dispose que « la livre libanaise est la devise nationale officiellement utilisée au Liban ». En outre, selon l’article 7, les titres monétaires ont un pouvoir libératoire général et illimité qui libère son utilisateur de sa dette. L’article 192 du CMC comporte des dispositions très claires en ce sens et applique, à ceux qui refusent l’acceptation de la monnaie nationale, les sanctions prévues à l’article 319 du code pénal, à savoir une peine d’emprisonnement allant de six mois à trois ans et le paiement d’une astreinte comprise entre 500 000 et deux millions de livres libanaises. Dès lors le paiement en monnaie nationale ne devrait pas en principe pouvoir être refusé par un créancier, en l’occurrence les sociétés d’assurances.
De plus, l’article 301 du Code des obligations et des contrats (COC) dispose dans son alinéa premier que « lorsque la dette est une somme d’argent, elle doit être acquittée dans la monnaie du pays ». En d’autres termes, la livre libanaise ne peut être refusée par le créancier même si le contrat a prévu que le paiement devra être effectué en une autre monnaie. Enfin, les fluctuations de valeur de la monnaie sont juridiquement indifférentes, et la dévaluation profite au débiteur. C’est le principe du nominalisme monétaire selon lequel l’unité monétaire nationale est réputée avoir la même valeur libératoire à quelque moment qu’on la considère. En droit, une livre est toujours égale à une livre.
Ce principe ainsi que l’obligation d’acceptation du paiement en monnaie nationale a été récemment consacré par un arrêt émanant du président de bureau exécutif de Beyrouth en date du 15 janvier 2020 : « Le cours légal de la monnaie nationale commande seulement qu’un créancier ne puisse pas refuser d’être payé en cette monnaie, et par suite qu’un débiteur ne puisse pas perdre son droit de s’acquitter avec la monnaie nationale en s’obligeant par contrat à payer en une autre monnaie. »
En cette période d’inflation, même si la prime qui est payable dans la monnaie ayant cours légal (livres libanaises) est exprimée dans une devise étrangère (US$), elle devrait selon cette théorie être égale à sa contrevaleur en livres libanaises au jour du paiement et donc au taux fixé par la BDL.
En pratique, si la compagnie d’assurances refuse l’acquittement des cotisations en livres libanaises, l’assuré peut déposer et consigner le montant des primes chez le notaire se trouvant dans la même circonscription que la société. Ce qui est d’ailleurs le cas pour l’acquittement des loyers et même des dettes qui se fait par ce biais en monnaie nationale au lieu du règlement en dollars prévu initialement dans les contrats. Si l’on adopte cette interprétation, les assurés devraient pouvoir valablement acquitter leurs cotisations en livres libanaises au taux officiel.
D’autres décisions de justice de la cour d’appel prônent cependant des solutions contraires, en se basant sur l’article 221 du COC, qui dispose que « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » et considèrent que le contrat est la loi des parties. C’est une règle fondamentale du droit des contrats qui signifie que le contrat s’impose aux parties et au juge.
Partant de ces dispositions, on pourrait rétorquer que la force obligatoire du contrat est aussi importante que la loi elle-même. Les parties doivent donc respecter les engagements qu’elles ont conclus. Seule leur volonté commune peut modifier les modalités de l’engagement contractuel, en l’occurrence le paiement en devises étrangères. Les cocontractants ne sauraient revenir sur leur engagement quand bien même des circonstances extérieures à leur volonté viendraient bouleverser l’économie du contrat, comme la dévaluation de la livre libanaise. Le paiement des primes devrait donc se faire en dollars si cela a été prévu par une clause du contrat d’assurance.
La théorie de l’imprévision qui autorise le juge à réviser le contrat lorsqu’un déséquilibre entre les prestations des parties survient après sa formation (tel qu’un changement des circonstances économiques) n’est pas prévu dans le COC libanais, contrairement à la France où la réforme du code civil en 2016 a consacré l’imprévision.
Le refus de révision des contrats a d’ailleurs été consacré par la jurisprudence libanaise. Le juge ne peut pas réviser une convention même en cas de bouleversement grave des conditions de son exécution. Il n’est pas habilité à s’immiscer dans les contrats sans s’exposer à la censure de la Cour de cassation. Il a uniquement la latitude de procéder à l’interprétation du contrat. Les tribunaux ne peuvent substituer leur volonté à celles des parties en permettant par exemple à l’assuré de changer la devise de paiement de la prime à cause de la dévaluation monétaire.
Néanmoins, rien n’empêche les parties d’anticiper la survenance de telles circonstances en insérant une clause dite de “hardship”. Cette clause appelée aussi clause de sauvegarde ou de renégociation permet aux parties d’un contrat d’anticiper un changement de circonstances économiques, voire le bouleversement financier d’un marché, imprévisibles à la signature du contrat, et rendant son exécution difficile ou particulièrement onéreuse.
La clause de “hardship” insérée dans les contrats d’assurance pourrait constituer dès lors une alternative contractuelle à la théorie légale de l’imprévision selon laquelle le contrat doit être révisé lorsque l’équilibre contractuel a été rompu.
Le problème n’est pas uniquement juridique, et d’un point de vue économique la rupture de l’équilibre réciproque entre la prime versée par l’assuré et la prestation à régler par l’assureur à cause de la dépréciation de la livre pourrait constituer une menace pour l’activité du secteur. Dans le cas où les assureurs devront seuls supporter la charge du risque provenant de la dépréciation, les différentes branches de l’assurance pourraient être affectées, et les variations du pouvoir d’achat de la monnaie auraient un impact important sur les contrats d’assurance conclus pour une longue durée.
On pense notamment à l’assurance de dommage (qui regroupe à la fois les assurances de responsabilité et les assurances de biens) où la perte totale d’un immeuble assuré contre l’incendie devra être remboursée par l’assureur en devises étrangères. Il semble impensable d’assurer une usine en livres libanaises sachant qu’en cas d’incendie il faudra importer des machines de l’étranger et payer les matériaux de reconstruction en euros ou en dollars.
De même, au regard de la politique de contrôle des capitaux, et suite au refus des banques libanaises de transférer les montants aux compagnies de réassurances en Europe et aux États-Unis, les assureurs peinent à assumer leurs engagements en devises auprès de leurs réassureurs.
Concernant l’assurance des voitures, le prix des pièces de rechange est certes facturé en livres libanaises par les importateurs d’automobiles et les garages, mais il est indexé sur le prix du marché parallèle. Pour l’assurance maladie, les hôpitaux exigent des compagnies d’assurances le versement d’une portion du montant indemnisé en dollars. Les assurances auto et médicales risquent donc de ne plus être profitables, alors qu’en cas d’arrêt de couverture des soins médicaux, l’État n’a pas les moyens financiers d’assumer un tel fardeau.
Un autre problème qui se pose également est celui de l’adéquation de la somme assurée qui doit être égale ou proche de la valeur vénale de la chose assurée. Celle-ci est forcément en devises étrangères dans un pays qui repose sur l’importation comme le Liban. Dans les polices d’assurance de dommages, l’assureur peut appliquer la règle proportionnelle de capitaux lorsqu’il constate, après un sinistre, que l’indemnisation est supérieure à la valeur réelle des biens assurés. Ceci remet en question l’utilité même d’avoir une police d’assurance basée sur le principe indemnitaire selon lequel l’assurance de dommages ne peut devenir une source d’enrichissement pour l’assuré.
En l’absence d’une législation claire relative au règlement des paiements des cotisations d’assurance en devises étrangères ou nationale, une solution devrait être envisagée dans les plus brefs délais pour assurer la pérennité du secteur.