Face aux restrictions et le contrôle informel des capitaux imposés par les banques à partir d’octobre 2019, de nombreux déposants se sont tournés vers la justice libanaise ou étrangère. Quelles démarches ont été entreprises ? Où en sont les recours ? Quelles procédures peuvent encore être envisagées ? État des lieux.
Depuis octobre 2019, contrairement à ce qui a prévalu pendant plus de trente ans, les détenteurs de comptes en devises dans les banques libanaises ne peuvent retirer leur argent qu’en livres libanaises, à un taux de change largement inférieur à celui qui prévaut sur le marché noir. Ils ne peuvent pas non plus les transférer à l'étranger, même si légalement, rien n’empêche les banques d’accéder aux demandes de leurs clients. S’estimant lésés par ce brutal changement des règles, de nombreux déposants se sont tournés vers la justice. Face à l’importance des enjeux, les juges tardent toutefois à trancher.
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Recours devant les tribunaux commerciaux
Certains clients ont porté plainte devant les tribunaux commerciaux pour demander l'exécution réelle et forcée du contrat les liant à leurs banques, ainsi que des dommages et intérêts. «Des actions ont été menées sur la base de l’article 221 du Code des obligations et des contrats, selon lequel un contrat ne peut être modifié unilatéralement, ainsi que sur base des pratiques en vigueur dans les banques et du paragraphe (f) du préambule de la Constitution et son article 15 qui consacrent le droit à la propriété et le principe d’économie libérale, incluant le droit de disposer librement de ses capitaux et de les transférer à l’étranger», explique Me Fady Mahfouz, avocat spécialisé dans le droit commercial et bancaire.
Plusieurs jugements favorables aux déposants ont ainsi été émis en première instance, mais les banques ont fait appel, en arguant d’abord que les transferts à l’étranger sont un service offert par la banque et non une obligation. Pour ce qui est de la restitution des dépôts, les banques estiment accomplir leur devoir en proposant au client un chèque bancaire libellé dans la devise initiale du dépôt, tiré sur son compte auprès de la BDL, attestant de sa solvabilité.
De fait, si on applique l’article 754 du Code du Commerce au contrat de prêt de consommation, l’emprunteur est tenu de restituer l’argent ou les autres choses fongibles au prêteur, «en même espèce et qualité», et donc de rendre en dollars une somme déposée en dollars. Or le chèque constitue un moyen de paiement reconnu par l’article 425 Code du Commerce, même si, dans les faits, le client se retrouve avec un chèque effectivement libellé en dollars, mais qui n’a aucune valeur en dehors du territoire libanais, et qui ne peut être effectivement encaissé qu’en livres libanaises, avec une forte décote par rapport à sa valeur initiale.
C’est ce système qui a permis jusqu’à présent au secteur bancaire de ne pas reconnaître son insolvabilité. «La défaillance des banques est étroitement liée à celle de la BDL, ce qui explique que cette dernière ne soit pas disposée à déclencher une procédure de liquidation qui affecterait simultanément l’ensemble des banques commerciales, dont elle est le principal débiteur», commente un avocat spécialiste du droit des faillites.
Une décision judiciaire favorable au déposant reviendrait ainsi à mettre un terme à ce renvoi perpétuel de balle entre la BDL et les banques, en reconnaissant l’état de cessation de paiement de ces dernières. Les répercussions sur le système financier seraient telles qu’aucun juge de deuxième instance ne s’est encore prononcé, d’autant que le système judiciaire fonctionne au ralenti en raison de la crise sanitaire.
Des actions en référé
Autre voie choisie par les déposants aux premières heures de la crise est celle des actions de référé, puisque «selon l’article 579 du Code de procédure civile, le juge des référés est compétent pour interférer dans tout litige commercial considéré comme urgent et grave», rappelle Me Fady Mahfouz. Celui-ci n’a pas les prérogatives pour trancher sur le fond mais il peut prendre des mesures conservatoires et temporaires. Ce genre de démarche a été privilégié dans les cas où le client avait un besoin urgent d’accéder à une partie de son dépôt, par exemple pour soutenir financièrement des proches à l’étranger ou payer la scolarité des enfants.
En 2020, «une centaine de décisions ont été promulguées par les juges de référés en faveur des déposants, poursuit Me Mahfouz, mais la cour d’appel a toujours tranché en deuxième instance contre l’exécution du jugement, preuve que le problème n’est pas tant la loi, que le système judiciaire qui n’ose pas tirer les conséquences que des demandes massives de transfert à l’étranger impliquent sur la solvabilité des banques».
Les saisies conservatoires
À défaut, certains gros déposants ont trouvé à un autre moyen de faire pression sur les banques, en réclamant la saisie conservatoire des actifs des banques et de leurs dirigeants, dans le cadre de l’article 167 et 166 du Code du commerce et l’article 866 du Code civil. Si le créancier justifie de circonstances susceptibles de menacer le recouvrement de son prêt, cette mesure lui permet, dans l'attente d'une décision définitive, de rendre indisponible les biens sans toutefois lui en attribuer la propriété.
Ce recours ne permet donc pas au déposant de récupérer son dépôt, mais il constitue un levier de pression important sur la banque et ses dirigeants, puisque ces derniers ne peuvent plus disposer de leurs actifs tant que la banque n’a pas remboursé le dépôt.
C’est la piste choisie par l’homme d’affaires jordanien Talal Abu Ghazali. Suite au refus du virement de son dépôt de 40 millions de dollars à la SGBL, le juge d’exécution de Beyrouth, Faisal Makki, a ordonné la saisie conservatoire d’actifs fonciers de la SGBL, de son dirigeant et de deux membres du conseil d’administration afin de garantir la créance à hauteur de 1,035 million de dollars. La décision a été contestée par la banque, qui a déposé un chèque bancaire au Tribunal afin de prouver sa solvabilité et obtenir la levée de la saisie. L’affaire est toujours en cours, mais il est probable, étant donné le profil du client et les montants en jeu, qu’un accord à l’amiable soit finalement trouvé.
Les juridictions étrangères
Face à la lenteur, et sans doute aux hésitations, de la justice libanaise, certains déposants se sont tournés vers les juridictions étrangères.
Un juge britannique a ainsi été saisi au titre des dispositions protectrices des consommateurs définies dans les articles 17 du règlement de Bruxelles. «Cet article dispose que tout consommateur domicilié dans un État de l’Union européenne et lié par un contrat de consommation avec un professionnel domicilié dans un État membre de l’EU ou ailleurs, peut saisir la juridiction de son pays de résidence, quoiqu’en stipule le contrat», explique l’avocat du plaignant, Me Joseph McCormick, associé au sein du cabinet Rosenblatt.
Même si les contrats avec les banques libanaises prévoient en général des clauses imposant que les procédures légales soient menées au Liban, le juge saisi est tenu d’appliquer les dispositions plus protectrices de la loi du pays de résidence du consommateur.
Dans le cadre de cet article, c’est le critère de domiciliation du plaignant, légalement définie selon plusieurs critères, comme le lieu d’imposition, le lieu de résidence de la famille et le lieu de travail qui est déterminant, et non celui de nationalité. Tous les Libanais résidant dans un des pays membres de l'UE seraient potentiellement concernés. La domiciliation peut même être double dans certains cas.
La banque visée par la procédure, BLOM Bank, s’est dans un premier temps défendue en avançant que la juridiction anglaise n’était pas compétente mais cette dernière ayant été établie, elle doit désormais présenter une défense officielle. Une audience est prévue pour bientôt.
«Cette décision établit un précédent pour tous les déposants résidents de l’UE privés de leur épargne», se félicite Me Joseph McCormick. À condition que ces déposants soient en règle avec le fisc de leur pays de résidence, sinon ils n’oseraient pas porter plainte. En théorie, un jugement en faveur du plaignant aurait toutefois des conséquences majeures sur les banques, qui seraient alors sommées de restituer simultanément des centaines de dépôts.
Actions individuelles vs actions collectives
«Les actions individuelles ne règlent pas le problème», soupire un avocat spécialiste du droit des faillites, en soulignant que la finalité de ces démarches – réservées à ceux qui en ont les moyens financiers – est le recouvrement immédiat du dépôt par le plaignant, ce qui en fin de compte amoindrit les ressources restantes des banques au détriment des autres déposants. Les actions individuelles établissent ainsi une concurrence entre les créanciers, par opposition à une action collective, qui permettrait de «mettre fin à une gestion arbitraire qui a favorisé une minorité au préjudice de la collectivité des déposants», ajoute l’avocat qui a requis l’anonymat.
La constitution d’une action collective, une piste qui serait actuellement à l’étude, pourrait aboutir à la mise en faillite des banques . Si théoriquement, c’est à l’autorité de tutelle, c'est-à-dire la Banque du Liban de reconnaître l’état de cessation des banques, à défaut, l’initiative peut aussi venir de tout créancier, conformément à l’article 4 de la loi n°2/67.
Mais dans le cas d’une liquidation, les déposants risquent d’y perdre plus que d’y gagner, sachant que les dépôts au Liban sont garantis à hauteur de 75 millions de livres. «Dans quelle devise et à quel taux les dépôts seraient restitués ? Il est possible qu’en se basant sur l’article 7 du Code de la monnaie et du crédit, qui confirme le pouvoir libératoire de la livre libanaise sur le territoire, les dépôts soient restituées en monnaie locale, et au taux officiel de 1500 LL/dollar», explique Me Fady Mahfouz.
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Face à l’inaction des autorités, les plus téméraires avancent qu’une telle démarche pourrait forcer la résolution de la crise, et permettrait au passage la restitution des virements réalisés depuis l’automne 2019 par une poignée de déposants privilégiés.
«Période suspecte» et annulation des transferts
Car lorsqu'une banque est déclarée en cessation de paiement, le juge peut obtenir l’annulation de actes survenus en «période suspecte», qui désigne en droit, le temps écoulé entre la date de cessation des paiements fixée par le Tribunal et l'ouverture de la procédure collective.
L’article 508 du Code de commerce prévoit que durant cet intervalle, qui ne peut être fixé à une date antérieure de plus de 18 mois à celle du jugement déclaratif, «les paiements pour dettes échues effectués à compter de la date de cessation des paiements et les actes à titre onéreux accomplis à compter de cette même date peuvent être annulés si ceux qui ont traité avec le débiteur ont eu connaissance de la cessation des paiements».
«Cela permettrait d’imposer, en toute légalité, la restitution des transferts après octobre 2019 sans passer par le pénal, plus laborieux, qui ne concernent d’ailleurs que les avoirs provenant d’un enrichissement illicite», selon l’avocat spécialiste du droit des faillites. Ce qui est loin de concerner l’ensemble des virements réalisés depuis septembre 2019, qui ont représenté au total environ un milliard de dollars, selon le gouverneur de la BDL, Riad Salamé.
«Ce dernier avait dans un premier temps soutenu que ces virements n’étaient pas irréguliers dans la mesure où le Liban a une économie libérale. Cet argument est audible lorsque les banques fonctionnent normalement, mais il cesse de l’être lorsqu’elles sont dans une situation d’insolvabilité», poursuit l’avocat précité. : «Une fois le délai de 18 mois expiré, la nullité des actions va être beaucoup plus compliquée à reconnaître, et les fonds difficilement récupérables», ajoute-t-il.
Selon lui, l’initiative pourrait être enclenchée à partir de l’étranger, sachant qu’il y a un précédent : en 2003, la compagnie aérienne Khalifa Airways de droit algérien avait été mise en faillite par une cour française. La liquidation judiciaire, si elle est déclarée par le tribunal d’un pays membre de l'UE, aurait pour conséquence le gel des avoirs des banques dans tous les pays membres. Mais l’exequatur de la décision au Liban serait une autre paire de manches, puisque dans le cas de Khalifa Airways, la justice algérienne n’avait pas reconnu la compétence de la juridiction française pour trancher le litige.
Le pénal : une piste bouchée En théorie, des poursuites pénales pourraient être engagées contre les banques pour «abus du crédit», en se basant sur l’article 670 du Code pénal qui sanctionne «quiconque dissimule, détourne, disperse, détruit ou déchire intentionnellement un cautionnement qui comprend un engagement (…) qui lui est remis sous forme de dépôt (…)» à «un emprisonnement de deux mois à deux ans et d'une amende (…)». Mais les poursuites pénales étant engagées par le ministère public et non par les victimes, elles nécessitent une indépendance de l’influence politique qui fait souvent défaut en matière de pénal au Liban. Et de fait, par craintes des répercussions sur l’économie du pays, «il n’y a pas actuellement d’affaires sérieuses en cours : la réticence des juges reste forte et les procédures sont systématiquement suspendues au nom de “l’intérêt général”», souligne Me Fady Mahfouz, avocat spécialisé dans le droit commercial et bancaire. En mars dernier, le procureur financier Ali Ibrahim avait ordonné un gel des actifs de 21 banques ainsi que ceux de leurs directeurs et des membres des conseils d’administration en invoquant des violations du Code de la monnaie et du crédit. Sa décision avait toutefois été suspendue dans la journée même par le procureur général Ghassan Oueidate, qui avait expliqué que « le maintien d'une telle mesure est susceptible d'entraîner le pays et ses secteurs monétaire, financier et économique dans le chaos ». |