La production électrique a baissé de 18,6% sur les onze premiers mois de 2020 par rapport à la même période de l’année précédente, mais avec le rationnement des dollars, la situation pourrait rapidement se détériorer.
Comment l’Électricité du Liban (EDL) fait-t-elle face à la pénurie de dollars ? Quel est son plan de gestion de crise ? Impossible d’en savoir plus sans passer par le ministre démissionnaire l'Énergie, Raymond Ghajar, qui a décliné notre demande d’entretien. Mais les informations obtenues de différentes sources du secteur sont loin d’être rassurantes.
Pour 2020 déjà, les chiffres sont assez parlants. La compagnie publique a fourni 11275 gigawattheures (GWh) d’électricité entre janvier et novembre 2020, un chiffre en baisse de 18,6% par rapport aux onze premiers mois de 2019. En cause : le scandale du fuel frelaté, qui a entraîné une interruption momentanée des livraisons à travers la société algérienne Sonatrach, mais surtout les difficultés croissantes au niveau de l’approvisionnement, géré par le ministère de l’Energie sous la forte contrainte de la fonte des réserves en devises de la Banque du Liban.
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À part les quelques centrales hydrauliques dont la production a augmenté d’environ 10% sur un an, sans représenter plus de 4% de l’énergie totale produite, toutes les unités de production ont dû réduire la cadence. Celles qui sont directement gérées par EDL ( Zouk, Jiyé, Hreché, Baalbak, Tyr…) ainsi que celles qui sont opérées par des entreprises privées, à savoir les moteurs inversés de Jiyé et Zouk, gérées par Middle East Power (MEP), qui accusent une baisse de 40%, et les centrales de Zahrani et Deir Ammar, opérées par la compagnie américaine PrimeSouth, dont la production a baissé de 4%. La production des barges de la société turque Karadeniz qui vendent de l’électricité à EDL, mais dont le fuel est fourni par l’État, a également baissé de près de 25%, tandis que les achats de courant de la Syrie se sont totalement arrêtés.
Si cette baisse n’a pas été ressentie par le consommateur, c’est parce que la demande a, elle aussi, reculé, sous l’effet des mesures de confinement et de la crise économique. EDL a donc profité du ralentissement de la consommation pour prolonger la durée de vie de ses stocks de fuel, et réduire la facture payée par la BDL, d’autant qu’avec des tarifs largement inférieurs à ses coûts de production, la société n’a aucun intérêt à vendre davantage d’électricité.
Le Liban a annoncé récemment un accord avec l’Irak pour couvrir une partie de ses besoins, mais l'approvisionnement en carburant n'est pas le seul problème posé par l’épuisement des réserves en dollars du pays. Une grande partie des coûts de maintenance et d’entretien du parc électrique sont également en dollars. Pièces de rechanges, huiles, fournitures d’entretien…. EDL accumule les arriérés de paiement, et la grogne monte du côté de ses prestataires, dont certains risquent de ne pas vouloir prolonger leurs contrats.
Risques de mises à l’arrêt
Depuis le début de la crise, les opérateurs, qui sont payés par la BDL pour le compte d’EDL, ont de plus en plus de mal à se faire rembourser leurs frais. «Tous nos fournisseurs sont européens et les pièces de rechange sont achetées en euros», explique Yahiya Mawloud, le directeur d’exploitation de MEP, l’entreprise qui assure l’opération des «moteurs inversés», installés à Zouk et Jiyé.
«Nous sommes restés plus d’un an sans être payés : la BDL répétait qu’elle devait faire attention à l’allocation des devises avec la crise des liquidités, car il s’agit de l’argent des déposants. Mais si les choses continuent ainsi, nous ne pourrons pas réaliser notre prochaine révision technique, prévue cette année. Cela constituerait un risque sur le bon fonctionnement des centrales que nous refuserons de prendre », prévient-il.
Même son de cloche côté de la société américaine Primesouth, en charge de l’opération et la maintenance des centrales de Deir Amar et Zahrani, les deux plus grandes centrales du pays. Dotées d’une capacité de production de 900 mégawatts, (MW), elles représentent près de 40% de la capacité totale du pays. «Nous avons 10 mois d'arriérés de paiement, il est devenu impossible dans ces conditions d’exécuter notre contrat comme prévu», explique un porte-parole de l’entreprise.
«Si la situation ne s’améliore pas, l’opération de certaines centrales devra progressivement être arrêtée, pour préserver la qualité des appareils», prévient une source officielle libanaise, sous couvert d’anonymat.
Pour calmer le jeu, EDL a entamé il y a quelques mois des négociations au cas par cas, en tentant d’imposer à ses prestataires une partie du paiement en livres, au taux officiel. «Certaines factures ont été payées directement aux fournisseurs, par un mélange de dollars, lollars et livres, tandis que nos services sont payés en livres libanaises», dit Yahiya Mawloud. Mais d'autres ont refusé. «Tous nos coûts sont en dollars, le paiement en livres libanaises n’est pas une option», explique-t-on chez PrimeSouth. Des négociations sont toujours en cours pour trouver une formule satisfaisante.
Et si les factures de 2020 commencent à être réglées, «on est encore loin du compte : EDL a 8 mois d’arriérés et nous n’avons aucune visibilité sur le plan financier de la BDL pour 2021», alerte Yahiya Mawloud.
Les centrales gérées directement par EDL ne sont pas mieux loties. Certes, la compagnie n’a pas à payer des opérateurs externes, mais son parc à Zouk, Jiyé, Sour, Baalbeck et Hrayche est particulièrement vétuste. Le démantèlement des centrales de Zouk et Jiye, qui représentent environ 18% de la production, était d’ailleurs prévu pour 2019, avant d’être repoussé à 2021. Ces centrales ont «des coûts d'exploitation élevés », souligne la Banque mondiale dans son dernier rapport, car non seulement elles fonctionnent avec un carburant onéreux et polluant, la probabilité de la survenue de problèmes techniques y est aussi plus élevée.
Renouvellement des contrats
Si EDL est parvenue jusque-là, tant bien que mal, à gérer la situation, les échéances à venir risquent de lui compliquer sérieusement la tâche. Deux de ces principaux contrats avec le secteur privé s’achèvent en effet cette année, et dans le contexte actuel, elle risque de pas trouver d’alternatives.
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Le premier est le contrat d’opération et de maintenance de Deir Ammar et Zahrani, qui se termine en février 2021, avec une possible reconduction jusqu’en 2022. Mais rien n’est moins sûr. «Nous ne voulons pas arriver à un stade où le manque de devises nous contraint à suspendre le fonctionnement des centrales. Nous respecterons notre contrat mais il est très possible que nous ne le renouvelions pas. Nous ne sommes pas les seuls. N’importe quel autre prestataire voudrait être payé en fresh», dit-on à PrimeSouth.
Le deuxième est celui qui a été conclu avec Karadeniz Powership en 2013, et renouvelé a deux reprises. La société turque opère deux navires-centrales, qui assurent environ 20% de la production. Ce contrat, qui représentait au départ une solution temporaire en attendant la construction de nouvelles centrales, arrive à échéance en septembre.
«Le départ des barges créerait une situation d’urgence électrique : avec une capacité de 370 mégawatts, elles assurent environ 4 heures d’électricité par jour», prévient l’ancien ministre de l’énergie et député du CPL, César Abi Khalil.
Les projets de centrales sur la table depuis des années n’ayant jamais abouti, le Liban se retrouve avec deux scénarios. Le premier est le renouvellement du contrat avec l’entreprise actuelle. Mais encore faut-il que Karadeniz accepte sachant qu’EDL lui doit environ 14 mois d’impayés, soit plus de 150 millions de dollars. Ces retards auraient, selon certaines sources, plus qu’éprouvé la patience de l’entreprise turque.
Le second est celui qui consiste à lui trouver un remplaçant, mais en l’absence de transparence dans l’attribution des marchés publics, le processus risque très vite de s’enliser. Le Liban avait d’ailleurs essayé de le faire en 2017. L’appel d’offres avait alors été arrêté par la Direction des adjudications, qui dénonçait un cahier de charges fait sur mesure pour Karadeniz, tandis que ses opposants l’accusaient de vouloir protéger «les lobbys qui profitent de la manne des générateurs».
Les chances de réussite sont d’autant plus minces que les investisseurs sont désormais «réticents à présenter des offres : le paiement en fresh money est une condition sine qua non pour la majorité d’entre eux, une exigence, qu’en l’état actuel des choses, le Liban ne peut satisfaire», affirme une source officielle.
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Des organisations internationales comme la Banque mondiale pourraient apporter leur aide, mais celles-ci conditionnent leur implication à la mise en œuvre de réformes, que la classe politique a toujours refusées jusque-là.
«Le secteur est paralysé depuis des années pour des raisons politiques. Et aujourd’hui, on se retrouve pris de cours», déplore Yahiya Mawloud.