Un article du Dossier

Les Libanais fondent pour la glace artisanale

Les glaciers ne sont pas restés en marge de la tendance du retour à l’artisanal. Les nouveaux venus, comme les enseignes traditionnelles, surfent sur la vague de défiance vis-à-vis des produits transformés.

Z.K.

Avec le retour des beaux jours, tous les week-ends, la même scène immuable se reproduit. Dans le quartier Saint-Nicolas, à Achrafié, une longue file d’attente se forme devant la devanture décrépie et peu avenante d’une minuscule boutique. L’objet de cet engouement ? Hanna Mitri, l’un des glaciers les plus célèbres de Beyrouth. C’est ici que, depuis 1939, se prépare une glace toute simple, 100 % naturelle, dans un petit cône en biscuit.

Mitri Moussa, qui s’est formé dès son plus jeune âge aux côtés de son père, propose une dizaine de parfums seulement, qu’il adapte en fonction des fruits de saison. Ici, pas de laboratoire dernier cri, ni de techniques avant-gardistes ou de compte Instagram suralimenté. Mais l’austérité du lieu n’a pas empêché le New York Times de lui consacrer un article, suivi par d’autres grands médias : Paris Match, The Guardian, Le Figaro, Newsweek, jusqu’à la télévision russe et ukrainienne, attirent dans la boutique de ce petit Berthillon libanais une clientèle désormais internationale.

Ce succès semble avoir fait des émules. Les glaciers artisanaux, sont de plus en plus nombreux. Orso Bianco, Popcity, Le Flocon, Oh my Gelato… les ouvertures se sont multipliées ces dernières années, sans compter les pâtissiers qui eux aussi mettent souvent la glace au cœur de leurs offres.

Pour Robert Azrak, dont la boutique éponyne a été créée en 1935 à Baabda, cette ébullition est une bonne nouvelle : « Plus il y a d’ouvertures, plus il y a de consommateurs », se félicite-t-il. Même constat chez les Glaces Bachir, qui règnent en maître sur le marché des glaces artisanales, avec 80 enseignes sur le territoire. « Le marché est en pleine mutation, avec de nouveaux acteurs tous les ans. Ça nous pousse à rester constant », explique Édouard Bachir.

L’argument du 100 % naturel

Les nouveaux venus, comme les enseignes traditionelles, surfent sur la vague de défiance des consommateurs vis-à-vis des produits transformés. Par opposition aux glaces industrielles, qui contiennent des colorants et des arômes de synthèse, l’argument du 100 % naturel séduit. Les artisans mettent en avant des matières premières de qualité, que ce soit le lait, la crème, le beurre, souvent importés de France, ou les fruits, même s’ils ne sont pas labellisés bio : « Je me méfie de ce genre d’appellation, explique Robert Azrak. Même si on utilise les meilleures matières premières, ce qui est mon cas, qui peut garantir que la graine du fruit n’est pas génétiquement modifiée ou que le champ du producteur n’a pas été traité avec des pesticides ? Je préfère ne pas jouer ce jeu-là. »

Pour Jocelyne Tchopourian, qui a fondé Orso Bianco en 2012, il faut « avoir confiance en ses producteurs ». Elle travaille avec Biomass, une ferme localisée à Batroun qui regroupe 40 producteurs, et suit les directives européennes en matière d’agriculture organique. La glacerie Awad, elle, cultive ses propres fruits. Dans un terrain de 400 hectares, situé à proximité de sa boutique, le propriétaire plante avocats, mûres et citrons pour composer les 100 kilos de glaces qu’il produit chaque jour.

Qu’est-ce qu’une vraie glace artisanale ?

À la différence de la glace industrielle, la glace artisanale ne comporte pas de colorants, d’additifs, de stabilisants ou de conservateurs. L’autre différence majeure, c’est la quantité d’air qui est introduite dans les glaces industrielles. Ce processus, appelé foisonnement, rend la texture de la glace plus légère, mais conduit à une perte de saveurs et gonfle artificiellement le volume de la glace. Les industriels rajoutent jusqu’à 100 % d’air, là où les artisans en rajoutent 25 à 30 %. Ainsi, il n’est pas rare dans les rayons des magasins d’acheter un pot d’un litre qui ne contient que 500 ml de glace. Entre ces deux extrêmes, il y a une zone grise. Certains “artisans” utilisent des poudres préfaites vendues, composées de sucre de synthèse, de poudre de lait et d’émulsifiants pour constituer leurs bases de matières premières à moindre prix. « C’est un procédé malhonnête qui est très utilisé, au Liban comme ailleurs », affirme un fin connaisseur du marché.

Pour répondre à l’exigence de produits plus “sains”, la plupart des acteurs de la filière ont aussi revu la quantité de sucre à la baisse, et proposent des sorbets entre 40 et 60 calories, constitués pour moitié de fruits ainsi que des glaces light avec des crèmes allégées.

Autre tendance de fond, le retour à l’authentique et aux saveurs régionales. Les artisans travaillent de plus en plus de spécialités locales, susceptibles de séduire aussi une clientèle touristique, lassée du très occidental fondant au chocolat ou l’éternelle crème brûlée.

Au traditionnel achta s’ajoutent des parfums improbables, allant du sésame au kharroub en passant par l’amareddine ou la rose loukoum, démocratisée par Nayla Audi, la fondatrice d’Oslo, qu’on retrouve désormais au menu de presque tous les restaurants libanais.

Car certains glaciers ne se contentent plus de la vente directe, préférant diversifier leurs canaux de distribution.

Restauration et événementiel

Oh my Gelato, par exemple, a démarré en s’adressant exclusivement à la restauration, ce qui lui a permis de tester ses produits sans prendre le risque de l’ouverture de boutiques. D’autres glaciers ont misé sur l’événementiel. Que ce soit des soirées privées (mariage, anniversaire), des conférences professionnelles corporate comme des colloques médicaux, ces événements offrent un tremplin pour développer des marques encore récentes sur le marché et fidéliser de nouveaux clients. Chez Frooza Booza, lancé en 2017, les activités événementielles assurent ainsi 15 % de leur chiffre d’affaires. D’autres enfin se sont diversifiés en proposant leurs services dans les centres commerciaux, les centres balnéaires et les hôtels de la région afin d’élargir leur clientèle. La glacerie Le Flocon, qui vient d’ouvrir une seconde boutique à Achrafié, après une première à Antélias, a ainsi développé des partenariats avec l’hôtel Kempinski, l’aéroport de Beyrouth, le Golden Star de Jounié et est en discussion avec d’autres hôtels de la région. Cette activité de distribution représente jusqu’à 25 % de son chiffre d’affaires, 18 % pour la glacerie Oslo. « C’est la preuve de l’attractivité de ce secteur, explique Théa Makhoul, de la glacerie Le Flocon. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin de démarcher les hôtels, ce sont eux qui viennent nous chercher. »

Sous leur impulsion, le marché de la glace artisanale est même en passe de se “dessaisonnaliser”, pour le plus grand bonheur des glaciers. « Il y a encore ce truc très libanais, qui veut qu’on ne mange pas de glace s’il ne fait pas 35 degrés et qu’il n’y a pas un grand soleil, tempère Samer Bassil, de la glacerie Awad. Mais il est vrai que c’est en train de changer. Il y a dix ans, on fermait six mois par an. C’est impensable aujourd’hui. »

Et ça marche. Orso Bianco, lancé en 2012 à Achrafié, a augmenté sa production de 200 % sur ses trois premières années d’activité, avant d’atteindre une vitesse de croisière de + 8 à 12 % par an depuis. De son côté, Oh my Gelato, lancé en février dernier à Hazmié, a vu son chiffre d’affaires augmenter de 40 %, Le Flocon de 30 %.

Depuis peu, les petits poucets de la glace artisanale libanaise se frottent même à la grande concurrence : Bachir, qui a ouvert en 2017 une boutique à Paris, connaît un succès fulgurant au point que la presse française – et le public – le range parmi les meilleurs maîtres artisans de la capitale. Un exemple qui semble en inspirer d’autres : lancé en 2015 à Mar Mikhaël, Frooza Booza, qui fabrique ses glaces en direct sous les yeux du client à l’aide d’une plaque à très basse température, travaille à l’ouverture d’une seconde boutique à Londres. Popcity, lui, a choisi de s’installer cette année à Dubaï où il produit environ 600 pièces par jour.

Mais s’ils veulent s’imposer, les glaciers artisanaux doivent être irréprochables au niveau de l’hygiène et de la qualité des produits. « Quand on fait des glaces dans un pays comme le Liban, l’hygiène est capitale », souligne Édouard Bachir, des glaces éponymes. D’un petit laboratoire, dans l’arrière cours de leur première boutique de Bickfaya, fondée en 1936, la famille a investi dans un laboratoire sophistiqué à Beyrouth dès la fin des années 70, équipé de matériel de pointe. « Entre les coupures d’électricité qui cassent la chaîne du froid et la mauvaise qualité de l’eau, il nous a fallu investir dans des générateurs et des filtres à eau dernière génération. »

Pour sa part, le fondateur de Popcity, Ali Chokor, a opté pour l’adoption des normes ISO:22000 qui encadrent tout le processus de production, du test microbiologique des fruits à l’entretien de la boutique, pour pouvoir, dit-il, « dormir sans culpabiliser ».

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